Sur la grand-route a été programmée
à linitiative de Stanislas Nordey.
Ceux qui restent.
Ils passent
vont d'ici, cet improbable endroit « d'où
l'on est », à là-bas
Jérusalem pour
le pèlerin, une famille pour lun, une affaire en ville
pour lautre, un lien si ténu soit-il qu'on a avec la
vie comme elle va. Ce soir, ils se sont les uns après les autres
réfugiés dans un abri, quelques planches sur le bord
de la route où l'on peut passer la nuit au sec sur des bancs.
Dehors c'est la fin de l'automne, il pleut, il vente, il fait froid
et noir. Demain ils repartiront sur la route,
anonymes, séparés. Ils sont là, ensemble et solitaires.
Des voix fusent, des mots de rien, de petites histoires, une prière,
le silence, un verre et une cigarette en attendant qu'on dorme un
peu sur un banc. Certains n'ont rien dit, ne diront rien. Rien que
l'humaine présence : premier théâtre.
Bientôt, tout doucement, Tchekhov concentre l'écriture
sur l'un d'eux, ivrogne désargenté que l'on rudoie,
renvoie,
refuse. Puis on apprend son histoire, et c'est toujours la même
histoire pour tous, lamentable et dérisoire, une toute petite
histoire, celle d'un homme délaissé par une femme et
qui chute. Cela aurait pu être l'histoire de cette femme-là
dans un coin et dont on ne saura rien, c'eut été alors
Et voilà que face au malheur ordinaire, les solitaires et les
anonymes se reconnaissent, se retrouvent et les voilà ensemble
célébrant d'un verre offert, d'une place cédée
à l'ivrogne pour qu'il dorme et oublie, leur communauté,
communauté infime et chaude, brutale et essentielle : second
théâtre.
Et puis, troisième théâtre, sacrifice de Tchekhov
au théâtre, la femme en question passe dans ce refuge
ce soir-là. Moment improbable, rêve ou cauchemar de l'ivrogne,
impossible rencontre, elle manque d'être tuée, châtiée
par un autre, éclats, cris, voix dans la pénombre, elle
s'enfuit, c'est fini, cela aura duré quelques minutes, tous
sont là et attendent le jour pour repartir. C'est fini.
Cela aura duré une heure et quart, le public aura été
près des acteurs car il faut être proche pour voir le
petit, entendre la pauvre voix, il aura été assis sur
les mêmes bancs que les acteurs, et lui aussi aura été
convié à la naissance du lien, à la communauté
d'un instant, celui où les êtres séparés
se vivent comme espèce humaine, ceux qui restent.
Antoine
Caubet