7. CULTURE AFTERPOP
Culture afterpop
les vicissitudes du populaire (troisième et fin !)
décembre 2012
lecteur, je t'en prie, télécharge le texte en fin de page, il y a des images et un tableau en prime dans la version pdf...
Cher lecteur,
Cela fait bien longtemps que je ne t’ai écrit, et cela m’a fait du bien. Excuse moi pour cette franchise un peu brutale - j’imagine qu’avec le temps, tu t’es habitué à mes manières hussardes -, j’ai profité des travaux de la grande salle du théâtre pour m’accorder un peu de repos, d’autant que cela coïncidait en partie avec ce qui s’appelle encore l’été et que j’étais moi-même, pour ainsi dire, en travaux. Sous cape, presque mine de rien, j’ai fait cette expérience étrange de la grossesse. Ma foi, on y survit. C’est donc désormais une femme nouvelle qui s’adresse à toi ! Et tout le monde de parier que le hussard s’est adoucit au bénéfice de la maternité, que son théâtre deviendra plus on-sait-pas-quoi, que tout ce dont on dit qu’est la vraie vie va enfin l’atteindre, bref, qu’une bonne grossesse et sa flopée de biberons, ça vous fait quand même rentrer dans l’rang. Cher lecteur, je compte sur toi pour que ta vigilance précieuse m’aide à ce qu’il n’en soit rien. Berk.
Benjamin a propos de Karl Kraus : le critique est entre l’enfant et le cannibale.
« [L]’homme inhumain est parmi nous en tant que messager d’un humanisme plus réel. Il triomphe du verbiage. Il ne se solidarise pas avec le sapin élancé, mais avec le rabot qui le réduit, non pas avec le noble minerai, mais avec le creuset qui le purifie. […] Ni la pureté ni le sacrifice n’ont triomphé du démon ; mais là où l’origine et la destruction se rejoignent, c’en est fait de sa domination. Combinaison d’enfant et d’anthropophage, son vainqueur se dresse devant lui : pas un homme nouveau, mais un être inhumain, un ange nouveau. »
(« Karl Kraus », in OEuvres II, folio essais, Gallimard, 2000, p. 272-273)
Je te concocte quelque chose sur la question de la critique (de théâtre a priori mais entre autres), et en attendant ces joyeusetés, que je posterai pour la nouvelle année (ne me remercie pas), je termine quand même le programme que je m’étais fixé autour de la question de ce qui est populaire, de ce qui ne l’est pas et surtout, du sens que ça a de poser la question.
1. à propos d’homo sampler, dont je devais dire un mot
Je ne sais pas si tu te souviens (je me fends à chaque fois d’un petit rappel des épisodes précédents, comme si j’étais Homeland ou un feuilleton je-sais-pas-quoi, et bizarrement, je ne me lasse pas) : je m’étais lancée dans un panorama ambitieux des modalités du populaire dans les théories contemporaines de la culture, plus exactement dans les discours en circulation sur la culture. Et j’avais prélevé trois textes qui me paraissaient révélateurs de trois paradigmes du populaire, 1) un livre de Frédéric Martel sur l’industrie culturelle globalisée, 2) deux articles du philosophe américain John Dewey traduits récemment en français sur l’art, et 3) un des trois essais du critique et écrivain barcelonais Eloy Fernandez Porta sur les grandes tendances de la culture contemporaine.
Et il me semblait que chaque texte, disant quelque chose de l’art, disait aussi quelque chose du peuple de la culture, en vertu de cette logique du mobile à trois fils, qui veut que quand on en touche un, on bouge les deux autres. Il y a une relation d’engendrement réciproque entre art, culture et peuple, dans la mesure – et devrais-je préciser dans la logique moderne - où la culture (en tant qu’espace public) adresse ce qu’elle pose comme étant des objets d’art à un autre qui est ce « peuple », qui fonde l’idée même d’espace public. Aussi, quand on a un terme, on peut risquer des hypothèses sur la position des deux autres (cf. photo).
Et puis le temps a passé et j’ai écrit une recension d’Homo Sampler pour la Revue des Livres (à laquelle je conseille de jeter un oeil (la revue, hein, pas la recension). De ce livre, je dirais donc ici que c’est un panorama passionnant de ce qui se fait aujourd’hui dans l’art, notamment dans la littérature et les arts plastiques. Son auteur serait une sorte de commissaire d’exposition à qui on aurait commandé une vue sur la littérature et l’art contemporains. Et il m’a intéressé pour cette petite série sur le populaire car il proposait une organisation du mobile différente des deux autres, Frédéric Martel et John Dewey, et je dois dire que ça m’a fait plaisir, dans cet océan de discours plus asphyxiants les uns que les autres (je donne mon avis, hein, ça aussi, tu connais).
petite remarque additive
On pourrait s’étonner – on s’en est étonné - que je mette côte-à-côte des textes qui ne relèvent pas des mêmes catégories : Dewey (américain, 1859 – 1952) écrit des textes de philosophie, Martel (français, 1967 -) a écrit une enquête en tant que journaliste et Fernandez Porta (espagnol, 1974 -) se présente comme essayiste, parallèlement à son travail d’écrivain. Et c’est vrai qu’il m’arrive de mettre sur la même scène des propos encore plus éloignés a priori les uns des autres, des magazines, des publicités, de la théorie. Cela heurte ceux qui pensent qu’il y a une supériorité de la science sur le reste, qu’il y a une hiérarchie des paroles liée à leurs statuts.
Certes, si l’on veut réfléchir à ce qui se dit dans tel ou tel milieu, il est logique de s’en tenir à un corpus restreint, ou disons circonscrit. Mais si l’on tente de saisir ce qui se raconte sur une question c’est-à-dire finalement de tenter d’attraper quelque chose de l’esprit de son temps, il est nécessaire d’être à l’écoute de ce qui circule à tout endroit. 1) D’abord parce qu’il n’y a pas de rapport statutairement privilégié à la vérité. Autrement dit, universitaires, journalistes, artistes, spectateurs sont à même distance de ce qui serait une vérité du théâtre, ils n’ont pas les mêmes outils et ne la regardent pas du même endroit, mais ces places ne sont pas hiérarchisées ni hiérarchisables – à mon sens (donc aucune raison d’en privilégier une plutôt qu’une autre a priori). 2) Ensuite parce que tout est en relation permanente. La réalité est celle de la circulation et de l’influence réciproque des discours et des choses. Les discours se colorent les uns les autres indépendamment de leurs places dans la société et de leur valeur sociale.
2. ce que raconte homo sampler
Le propos d’Eloy Fernandez Porta (EFP) est d’identifier des grandes tendances de la culture contemporaine, qu’il qualifie globalement d’afterpop. Par rapport à notre question, ce qui est intéressant dans ce livre est que la notion de populaire y est d’emblée traitée comme une couleur culturelle, un style, et non un groupe social ou une période historique passée. Il écrit : « Des disques de Sepultura à la tribu de Calvino en passant par les folkloristes à la gomme, ces manifestations mettent en jeu un problème commun : Qu’est-ce que le peuple ? Qu’entendons-nous, aujourd’hui, par « communauté » ? » (p. 107).
Et EFP énumère et analyse un ensemble considérable d’objets, à la fois artistiques ou culturels qui relèvent de cette volonté de retour à quelque chose d’originel. Il qualifie cette tendance d’« UrPop » : « Le préfixe allemand « ur- » désigne la qualité très ancienne, archaïque ou même primordiale d’un substantif. Dans un sens plus large, proposé par la psychanalyse, il se réfère à une « origine inaccessible ». D’une façon ou d’une autre, nous sommes tous séduits par le ur-, qui nous ramène, ne serait-ce que pour un moment, à ce qui est fondamental. » Des restaurants italianisants qui miment les gargotes d’après-guerre aux jeans délavés, en passant par toutes les strates successives du rock qui promettent à chaque fois d’atteindre à une forme toujours plus rauque, plus trash, plus radicale de son, EFP balaye les formes de cette passion du Ur. (On pourrait citer par exemple, sur la scène française fraîchement arrivé, l’album L’innocence des objets d’Orhan Pamuk (Gallimard, juillet 2012), à partir du musée qu’il a créé à Istanbul, où il a réuni des boîtes apprêtées qui mettent en scènes des objets, rebuts, vieilleries adorables, qui ont en commun d’appartenir au « passé », d’autant prisé qu’il est flou.)
Or la volonté de retrouver quelque chose de l’ordre du « populaire » dans la culture aujourd’hui appartiendrait-elle à cette tendance UrPop, à ce rêve de l’origine ? On se souvient du film de James Cameron de 2009, Avatar, et de sa communauté censément primitive découverte par les soldats et scientifiques américains sur la planète Pandora, modèle de société politique et écologique.
Voilà la représentation d’une communauté « populaire » au sens où l’on se les imagine, égalitaires, apaisées, heureuses, équilibrées. Sans violence, sans Etat et sans classes. C’est dans cette perspective que j’avais proposé dans un autre texte de cette chronique de considérer la culture populaire comme une sorte d’état de nature culturel qui n’existe que d’avoir été perdu et qui sert de pierre de touche pour penser la société qui s’en détache, à la condition précisément de la penser comme un fantasme qui soutend la réalité et non comme une réalité à atteindre.
Enoncer cela – que le populaire en terme de culture est une fiction (opératoire) - a une conséquence de taille : cela interdit de fonder toute politique sur le projet d’un retour au populaire « en tant que tel ». Pour formuler cela de façon générale, je voudrais répéter ce que j’ai dit ailleurs : la culture populaire n’existe que d’avoir été perdue. D’abord en tant que telle, dans les attentes que l’usage du mot emporte aujourd’hui, il se dégage le désir d’un lieu qui est de l’ordre de la fiction dans le meilleur des cas, de la mythologie dans le pire – par exemple, quand on lit les descriptions de Lawrence W. Levine de la culture qu’il qualifie de populaire aux Etats-Unis au XIXème siècle (Culture d’en haut, culture d’en bas, La Découverte, 2010) , on n’a pas affaire à cet éden sans classes et sans reproches, mais à un monde ultra violent et hiérarchisé, nationaliste, sexiste et homophobe.) Ensuite dans la réalité de ce qu’on aurait tendance, à tort, à qualifier de culture populaire et qui relève plutôt d’une culture commerciale globalisée. Je fais partie des gens qui pensent qu’il y a rupture de continuité entre Maurice Chevallier et Nolwenn Leroy, entre Fréhel et Lady Gaga. Et que cela a trait aux modes de production d’abord, ensuite à quelque chose d’autre, qui fait que par exemple cette culture mainstream actuelle dite à tort populaire a
tendance a être autoréflexive (je lance un concours : lister toutes les citations, pratique savante s’il en est, des clips de Lady Gaga (note 1))
C’est le désaccord que l’on peut avoir avec Frédéric Martel et toutes les conceptions du populaire qui le rabattent sur la réalité du « public », plus exactement du « grand public ». Et c’est ce que dit, à sa façon, Fernandez Porta avec sa notion de culture « afterpop ».
petite note additive numéro deux
Rappelons-nous le texte de Pier Paolo Pasolini à l’occasion de la diffusion de son film Accattone à la Rai en 1975, dont le scénario date de 1960 et la sortie de 1962. Pasolini écrit dans «Mon Accattone à la télévision après le génocide » en 1975 : le sous-prolétariat romain d’avant l’absorption par la société de consommation qui est la matière, peut-être l’objet, d’Accattone, a disparu, le film a valeur d’archive désormais. C’est ce qu’il nomme « génocide ». Et ce qui peut nous intéresser ici est que l’identification de cette chose populaire dans Accattone, Pasolini en constate la disparition (note 2). L’erreur serait de miser sur sa réapparition, ou d’en décrire la fin comme une décadence, ou de la naturaliser dans un groupe social. Il en va là d’un choix dans la représentation que l’on se fait de l’histoire.
3. les trois populaires
A l’heure actuelle, dans l’usage que fait la culture de la notion de « populaire », j’identifierais trois tendances que, lecteur friand de choses claires et lisibles, je distribuerais dans le tableau suivant. Les deux premières étant les plus courantes, la troisième étant marginale. J’en proposerai une quatrième à la fin du texte.
[Je te prie, lecteur, reporte toi au texte en pdf, je suis en train de m'arracher les cheveux à tenter de reproduire mon joli tableau sur la page du site]
Notion de « mainstream » chez Frédéric Martel
[Le capitalisme culturel réalise la fin des hiérarchies culturelles et l’avènement de la culture populaire au sens fort.]
Notion d’ « expérience esthétique » chez John Dewey, par opposition à l’art comme coupé « des processus ordinaires de l’existence » (67)
[L’art est le nom de code de la forme culturelle de la lutte des classes.]
Notion de « culture afterpop » chez Eloy Fernandez Porta
[Le populaire est un effet de discours.]
citations
Martel :
« Parallèlement à la fin des hiérarchies culturelles et au mélange des genres entre l’art et l’entertainment, le critique devient un « passeur » et non plus un juge. » (219)
« Comme souvent avec l’entertainment, les stratégies, le marketing et la diffusion des produits culturels sont plus intéressants que les contenus eux-mêmes. » (326)
« Les industries créatives valorisent les nombres, pas les oeuvres, et on ne discute pas avec Billboard, Variety ou avec Nielsen Soundscan. C’est à ces changements de paradigmes que les Européens doivent réfléchir. » (554) [Billbord est un mensuel musical américain, Variety est un magazine américain consacré à l’industrie du spectacle depuis 1905. Nielsen Soundscan est un système de classement des ventes musicales aux Etats-Unis et au Canada.]
Dewey :
« Il s’agit de montrer que les théories qui isolent l’art et l’appréciation qu’on en a en les plaçant dans un monde à part, coupé de tout autre mode d’expérience, ne sont pas inhérentes à son contenu même (…). » (40)
« Parce que l’expérience est l’accomplissement d’un organisme dans ses luttes et ses réalisations dans un monde d’objets, elle est la forme embryonnaire de l’art. » (55)
« Il s’agit de restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les oeuvres d’art et les actions, souffrances, et événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience. » (30)
références :
Martel, F. Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Flammarion, Champs actuel, 2011
Dewey, J., L’art comme expérience, traduit de l’anglais (E.U.) par J.P. Cometti, C. Domino, F. Gaspari, C. Mari, N. Murzilli, C. Pichevin, J. Piwnica, G. Tiberghien, Gallimard, Folio essais, 2010
Fernandez Porta, E., Homo Sampler, culture et consommation à l’ère afterpop, traduit de l’espagnol par F. Monti Inculte, 2011
Les numéros entre parenthèses renvoient aux numéros des pages des éditions indiquées comme références.
3. (3+1) peuple et conclusion
C’est peu dire que le mot de populaire est un enjeu actuel, aussi bien dans la culture que dans la politique. J’entends sur France Culture, ce dimanche matin, le 25 novembre, dans l’émission de Philippe Meyer « L’esprit public », Max Gallo prononcer au sujet de l’UMP et des rivalités pour la succession à la tête du parti, la chose suivante : « Il y a droitisation parce qu’il y a rejet par une partie de ce qui faisait le propre de cette grande formation et de ce qui a été réussi en 2007 par Sarkozy, c’est-à-dire à la fois la droite populaire et en même temps, des électeurs populaires simplement attirés par un visage nouveau et une action apparemment déterminée, c’est ça la question des deux lignes, identité ou bien politique raisonnable ». (Lecteur, tu ne comprends pas ? C’est normal, cela ne veut rien dire. Sauf que ce monsieur est de droite et que, comme la plupart des gens de sa triste espèce, « populaire » veut dire « d’extrême-droite », et qu’il veut dire que la situation schismatique actuelle de l’UMP est regrettable parce que le roi est nu, autrement dit, que la question
de la part prégnante qu’a pris l’extrême-droite dans la droite est désormais un problème incontournable – et il le regrette !) (note 3).
Je ne crois pas que l’usage du mot « populaire » soit moins idéologique dans le monde de la culture. Que dire du film de Régis Roinsard sorti en novembre, qui s’appelle Populaire, et où le mot renvoie à une mythologie des french fifties façon Amélie Poulain (non pas sur la période mais sur le mode de ma fétichisation historique) ?
Il n’est pas le même. Mais il a la même fonction : rameuter sous couvert d’être la vérité de l’autre. Le populaire est donc la place de l’autre sous couvert de laquelle se dit la vérité de celui qui le dit. Il y a une dimension performative dans l’emploi de ce mot. Il s’agit à chaque fois de revendiquer, de convoquer une forme de légitimité suprême – en quoi ces discours sont essentiellement modernes, à la différence d’une légitimation classique pour laquelle le divin tiendrait lieu de justification.
Car tous ces usages ne se trompent néanmoins pas sur l’intuition qui les soutend : le populaire est la vérité de la politique, et donc par ricochet, de la culture (ce qui ne veut pas dire que leurs peuples se recoupent forcément). On peut repérer trois sens au mot de peuple : 1) le peuple institutionnel (au sens où l’on dit que le peuple élit le Président de la République au suffrage universel), appelons-le « Populus » comme le nom latin qui désigne, de façon « neutre », l’ensemble des citoyens, 2) le peuple social (au sens où l’on parle du « petit peuple », du « bas peuple »), appelons-le « plebs » du nom latin qui a donné la plèbe et autres termes disqualifiant, 3) le peuple ethnique (au sens où l’extrême-droite française en appelle au peuple de France, censément blanc, catholique, hétérosexuel), appelons-le « Volk », du nom allemand qui désigne le peuple et par référence implicite au nationalisme du IIIème Reich et à sa politique antisémite. (Je reprends ces définitions et ces étiquettes à Gérard Bras dans son livre éclairant Les Ambiguïtés du peuple, éditions Pleins Feux, 2007).
Reprenons alors nos trois auteurs symboliques :
1) Avec la conception du peuple comme grand public (Martel), le populaire c’est le chiffre, c’est le plus grand nombre, ce qui rejoint la logique de la droite actuelle, le peuple, c’est la majorité (reste à savoir ce qu’on lui fait dire). C’est une conception qui mixe la conception du populus constitutionnel (et son idée de grand nombre apparemment neutre) et du Volk nationaliste (quand on fait dire à la majorité supputée qu’elle est d’extrême-droite, nationaliste et raciste).
2) Avec la conception du populaire comme chez Dewey, le peuple tend à représenter une forme de vie sociale pré-capitaliste, ou traditionnelle, ou naturalisante – la caractérisation est floue car l’on à affaire à une mythologie. Le populaire est alors l’attribut d’une période passée idéalisée, comme avec le film Populaire où les années cinquante colorées jouent le rôle de l’origine perdue, de l’Age d’or après lequel les choses se dégradent. Même usage dans le dernier spectacle de Didier Bezace, Que la noce commence, qui se passe dans un « village populaire » roumain des années 1950. C’est-à-dire que l’on aurait alors quelque chose qui se tiendrait au confluent de la plebs et du Volk, du peuple social (toute l’imagerie de l’Amérique ouvrière et domestique chez Dewey, le bazar normand forcément normand dans Populaire, la ruralité roumaine pré-soviétique) et du peuple ethnique (la Normandie comme incarnation du french WASP ("White Anglo-Saxon Protestant"), les fifties soit la France d’avant l’immigration des années 1960, la vérité de la Nation roumaine versus le phagocytage soviétique et l’abstraction totalitaire).
3) Avec la conception du populaire chez Fernandez Porta, on a affaire à la déconstruction de la catégorie culturelle du populaire, c’est-à-dire à une forme de critique du fantasme de l’origine.
Tu l’auras compris, lecteur, l’idée d’un populaire comme coup de force du plus grand nombre (Martel) ou du populaire comme idée du sauvage ou du primitif (Dewey), ne me semblent dans aucun des deux cas répondre à ce que la question du peuple exige, tant sur le plan politique que sur le plan culturel, même en dissociant ces deux « champs ». Elles relèvent chacune d’une forme de « populisme », c’est-à-dire de perversion de la raison populaire, par le capitalisme d’une part, c’est-à-dire par l’illusion que le succès est la justification des choses (populaire comme mainstream), par l’origine de l’autre, c’est-à-dire par l’idée que le passé a incarné à un moment donné la vérité du peuple (populaire comme primitif). Et je trouve que l’ironique exercice de dénonciation de la tendance UrPop par Fernandez Porta est bien vue, et bienvenue, car elle dénonce les deux illusions qui précèdent.
Il me plaît de poser la possibilité d’un quatrième peuple, que j’appellerais demos - pour prétendre via ce mot à une forme de vérité, en référence au terme grec dont se supporte tout l’exercice démocratique - qui serait ici le peuple d’adresse, et qui n’existe pas en tant que groupe constitué, qui ne préexiste pas à l’adresse qui lui est faite. Il me semble important de poser la possibilité d’un populaire qui ne se soutienne d’aucune illusion de réalité mais assume sa vocation de fiction pour poser un peuple, un « public » puisqu’il s’agit bien entendu aussi de cela, qui n’existe que dans l’après-coup d’un acte, d’un objet. Serait ainsi populaire quelque chose non pas dans sa capacité à coller à ce qu’on suppose que serait a priori le « public » (mainstream ou primitif), mais à sa capacité à inventer du groupe de façon inédite, sans préjuger des attentes de l’autre, de cet autre qu’est le public et que la déontologie de l’exercice politique ou culturel exigerait que l’on pose comme toujours méconnu. En somme, qu’il n’y aurait de populaire que dans l’acte qui ne se soutiendrait que de sa foi dans la vérité qu’il pose de l’art qu’il défend.
(Quel est ce bénéfice obscène à toujours supposer l’autre plus indigne que soi ?)
note numéro trois
Bon, j’ai été un peu longue, cher lecteur, sur cette affaire de populaire. Mais ce n’est pas rien, n’est-ce pas ? Affaire qui s’interrompt ici de toute façon un peu brutalement – encore un style. Mais si tu as des remarques, indignations, potes en bas de nage, froncements de sourcils et autres sourires amicaux à m’envoyer, voici une adresse à laquelle tu peux m’écrire : lamachoirevousparle@gmail.com Je serai ravie de te lire à mon tour.
Je prépare pour début janvier quelque chose sur la critique, en forme de pince à sucre.
Amuse-toi bien à Noël,
Dis’gust
notes
1 Premier prix : une soirée à boire des bières avec l’auteur (Lady D., hein, pas Lady G.).
2 Merci à Hervé Joubert-Laurencin pour ses indications éclairantes sur Pasolini.
3 Annie Colovald explique l’usage idéologique du mot de populisme dans Le “populisme du FN” : un dangereux contresens, Ed. du Croquant, 2004, et tu peux offrir ce livre pour Noël, au lieu du dernier Catherine Pancol, n’oublie pas (Les zèbres ont les rayures qui tremblent quand tombe la nuit le jeudi, ou quelque chose d’approchant).