4. LE PETIT "ET" (ET LE GRAND TOUT)

 

le petit « et » (et le grand tout)

 

septembre 2011

 

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1.
La lecture des communiqués de presse du Ministère de la Culture est en général un grand moment de détente, à savourer au café avec ses amis, à s’envoyer par mails, combien ils sont la quintessence de la novlangue culturelle, sorte de bijoux de rien. Ils déploient à chaque fois avec un brio de discrétion la parfaite leçon de ce qu’il faut dire et comment, dans un contexte professionnel où la stratégie du texte compte infiniment face à la production des objets. Les communiquées de presse ministériels informent en général des décès de personnalités et des nominations aux postes de direction. Ils sont ainsi de petits moments clefs où se joue l’usage de la langue, c’est-à-dire où le choix des mots et leurs articulations à la fois se rejoue et se fixe. Toute candidature à la direction d’une structure culturelle est à ce titre un moment crucial où les candidats s’interrogent sur ce qu’on attend d’eux et comment montrer qu’ils sont en mesure de répondre à une attente à laquelle le contenu même de leur candidature donne pour partie ses formes. Donner à entendre à l’institution ce qu’on suppose qu’elle veut est la question de toute candidature. La langue est donc au cœur de l’exercice.


Le 29 juin de cette année, un communiqué de presse du Ministère de la Culture avise ses heureux destinataires de la dernière nomination à la direction de la Scène nationale de Besançon. C’est le projet de la candidate Anne Tanguy qui a été sélectionné et le communiqué de décrire le parcours de la nouvelle directrice et son projet pour la structure. Une phrase arrête pourtant la lecture nécessairement fluide de la chose : « Pour porter cette ambition, le projet d'Anne Tanguy, « populaire et expérimental », repose sur quatre grands axes (…) ». Ce « populaire et expérimental » a fait la grande joie de notre café ce jour là. Non que la formule ne soit un impossible à penser. Au contraire, c’est même là un morceau de la définition que donnait Roland Barthes du théâtre populaire. Il écrit en 1954 : « [L]e théâtre populaire est celui qui obéit à trois obligations concurrentes (je souligne), dont chacune prise à part n’est certes pas nouvelle, mais dont la seule réunion peut être parfaitement révolutionnaire : un public de masse, un répertoire de haute culture, une dramaturgie d’avant-garde. » (1) Sauf que dans la langue du communiqué – la formule a l’air de provenir du projet même, indiquent les guillemets, mais peu importe – la tension « révolutionnaire » entre le « populaire » et « l’expérimental » est évacuée, on l’enjambe par la vertu du petit « et » qui vient nous faire accroire qu’il n’y a aucune rupture de continuité entre les deux. « Populaire et expérimental » va de soi.

Il est certain que l’institution n’ignore pas que la jonction des deux termes soit problématique, objet de débats, objet de choix tranchés, dans un sens ou dans l’autre de façon franche en général même si enrobée. « Populaire » renvoie ici à l’idée que la nouvelle direction aura une programmation qui plaira au plus de monde possible. C’est la définition la plus faible que l’on puisse donner au mot, son sens publicitaire en somme, un sens qu’on ne définit jamais que dans l’anticipation de l’après-coup (est populaire ce qui assure que la salle sera remplie). La citation de Roland Barthes nous montre que le mot peut être employé autrement, qu’il peut renvoyer à un sens construit, complexe, précis, assurément discutable mais justement !, qui ne peut être discuté que parce qu’il met publiquement cartes sur table, qu’il propose sa définition à la discussion. [Que l’on ne se trompe pas : je ne pinaille pas le projet de Madame Tanguy, que je n’ai pas lu et dont le communiqué de presse du Ministère rend compte à sa façon ; je cherche à comprendre l’usage des mots de la langue de la culture au niveau de l’institution, c’est-à-dire d’un certain endroit d’exercice de son pouvoir, usage qui sanctionne une langue devenue collective (à telle enseigne que les communiqués de presse ne sont pas signés mais, en tant qu’émanation du Ministère, il sont signés comme de son autorité)].
« Expérimental » en revanche renvoie à quelque chose de l’ordre de la recherche, de ce qui, dans l’esprit commun, n’est pas populaire, de ce qui aura du mal à « trouver son public » comme on dit, ou son programmateur plutôt. On le voit, les mots ici ne renvoient pas à la réalité de leurs définitions (« expérimental » suppose un jeu de protocoles d’inspiration scientifique dans le principe, que beaucoup de spectacles non conventionnels ne revendiquent pas du tout) ; les mots ne renvoient pas non plus à la réalité des pratiques culturelles (Alain Françon se plaignait la saison dernière d’une fréquentation faible pour ses pièces de Feydeau au Théâtre Marigny alors que les éléments du succès étaient a priori réunis. Et qui se serait attendu à ce que « Une séparation », le film iranien d’Asghar Farhadi de ce printemps ait eu un tel succès en salle, jusqu’au milieu de l’été ?). «Populaire » et « expérimental » ne correspondent ici ni au sens qu’ils ont dans le dictionnaire, ni à un sens précis conçu et élaboré pour l’occasion, mais à un sens flou que l’on suppose partagé et dont chacun comprend bien à quoi cela renvoie. « On voit ce que ça veut dire ». C’est le sens idéologique des mots, celui qui fait effet avant que de produire du sens. « Populaire », ça plait, ça détend, ça réunit, « expérimental », c’est original, on s’y attend pas, ça change un peu. En gros. Donc, même dans ces acceptions dégradées et censément efficaces, les mots sont opposés l’un à l’autre. « Expérimental et populaire » : le mot important de la formule est donc bien ce petit « et » qui nous dit, sans même s’y arrêter : « Circulez, y’a rien à penser ! ». La langue est le couvercle d’une tombe, elle verrouille, suture, neutralise les contradictions.

Un premier niveau de lecture consiste à analyser le contenu du discours : expérimental (on observera d’ailleurs le caractère un peu ringard de l’adjectif) et populaire, cela veut dire que l’on va demander aux équipes programmées d’être artistes sans être « élitistes ». C’est là un discours anti-élitiste comme l’époque de populisme intellectuel qui est la nôtre les affectionne. Ce niveau de lecture s’attache donc aux mots « expérimental » et « populaire ». Un second niveau de lecture consiste à saisir le fonctionnement du discours et s’attache, lui, à la copule, la petite chose qui attache les deux gros mots, ce petit « et ».


2.


Pendant mes vacances, bretonnes, réduite pour cause de pluie à contempler d’un œil morne la fenêtre puis le plateau de fromage, le plateau de fromage puis la fenêtre, je découvre à ma grande joie un détail formidable : sur la boîte d’un bleu de brebis de la marque Lou Pérac est écrit en bordeaux sur fond beige (le bordeaux est la couleur du pouvoir raffiné) : « Onctueux et de caractère ». Bingo ! Ne voilà-t-il pas un autre usage bien intéressant de cette petite frappe de « et » ? Certes, si l’on veut être bienveillant, on dira que « onctueux » qualifie la texture du fromage et que « de caractère » en qualifie le goût. Autrement dit, qu’il n’y a aucune opposition entre ces deux termes. Nous avons affaire à un bleu de brebis crémeux au goût affirmé. C’est d’ailleurs ce qu’exprime délicieusement la publicité de son site : « Sa texture souple fond en bouche, pour mieux laisser s'exprimer son caractère. » Miam.
Mais si l’on a l’esprit mauvais (mon cas), on pourrait avancer qu’ « onctueux » emporte aussi une détermination quant au goût, qu’il assure d’une certaine douceur, quelque chose d’amène, de conciliant, tandis que le « caractère » du fromage nous indique une fermeté, une certaine radicalité de parti pris, une forme d’intransigeance de choix. Populaire ET expérimental, ce brebis de vacances ! Consensuel et « ne plaisant pas à tout le monde » : quel exploit ! Le « et » est donc bien là à la place d’un « mais », impensable en terre commerciale. La langue du commerce est la langue du « et », de la non-contradiction, parce que la contradiction signifie la perte d’une part de marché. Tout produit émerge donc sous l’espèce du « et », de la non-coupure, du rassemblement. La loi du marché : pas de rupture de la chaîne discursive. Je repense à cette image délicieuse de la publicité pour les produits laitiers dans les années 1990 : de petits camemberts, gruyères et briques de lait se donnant la main et faisant la farandole en bas de l’écran en chantant « produits laitiers sont nos amis pour la vie, produits laitiers ! ». La loi de l’expansion des marchés impose donc l’élimination du « mais » et le règne du « et ». « Sa texture souple fond en bouche, pour mieux laisser s'exprimer son caractère. » : la reprise de souffle à la virgule aurait pu nous mettre sur la piste, comme un petit pli du tapis.

Ainsi s’agit-il là, « onctueux et de caractère », d’une formule publicitaire qui énonce pourtant pareillement que l’on peut jouer au connaisseur, à celui qui ne s’en laisse pas conter, à celui qui aime les choses qui en ont et que l’on peut dans le même temps être dans la douceur, la réconciliation, le repos. Onctueux, est-ce que cela ne sonne pas comme une onction ? Un fromage saint-esprit, mais avec des couilles, œcuménique et viril, généreux et vigoureux, accueillant et racé, « puissante et généreuse » dit aussi l’étiquette de ma bouteille d’huile d’olive (ne sont-ce pas là les adjectifs à caractère moral que l’on accorde facilement à la nourriture ?). « Onctueux et de caractère », c’est l’Eglise toute entière assemblée PLUS une virilité anti-vache-qui-rit. Le « et » conjoint ici le mâle et la tablée familiale, l’illusion du savoir gastronomique et la convivialité de la fin de repas, la verticalité de l’exigence et l’horizontalité des bras ouverts, l’ascension et la communion. Autant de modes d’identifications que ce bleu de brebis rassemble en une seule formule, avec son magique petit « et ». Est-ce à dire que la programmation des scènes nationales et autres structures théâtrales publiques vaut / se veut / se vend comme un fromage industriel pour fin de repas pluvieux ?


3.
Il y a eu la pluie, mais il y a eu aussi le mondial féminin de football. « Jolies ET sportives » claironne la télévision au sujet de l’équipe française. Et mon sang de ne faire qu’un tour malin : encore un « et » maléfique, suspect, un « et » qui recouvre un hyper-texte de mauvais aloi. Que cache ce « et » sous son air de mine-de-rien, transparent comme l’idéologie ? Ici, il en va encore une fois d’un rapport masqué à la contradiction, d’un « et » qui joue le paravent pour un « mais » honteux : le cliché sexiste, à moins que ce ne soit la réalité sportive. Premier étage du cliché sexiste : une femme qui fait du sport est masculine. Deuxième étage : une femme n’a de fonction, c’est-à-dire de droit d’être, que de plaire (de plaire aux hommes ou de renvoyer aux femmes la séduction qu’elles veulent avoir). Fin du syllogisme : une femme n’a le droit de faire du sport que si elle est jolie. Le « et » de « jolies et sportives » vaut droit de cité médiatique et social. (J’en veut pour preuve qu’il ne viendrait jamais à l’idée de qui que ce soit de dire de tel très beau nageur français qu’il est « beau et sportif ».) « Jolies et sportives » : l’un est l’excuse de l’autre, comme l’opération qui soutend les combinaisons mentales « pédé et riche », « noir et beau », « lesbienne et féminine », c’est-à-dire en vérité homo mais il a le droit parce qu’en même temps il est puissant et bien fringué, il est noir mais heureusement pour lui, c’est-à-dire en fait pour nous, il est jeune et musclé, lesbienne mais qui ne ressemble pas à un mec, payant son écot à l’ordre des identités sexuelles, parce que ça rasure tout le monde de penser que ce qu’on est, ce qu’on désire et comment on le désire, c’est un seul et même paquet. On en déduira momentanément que le « et » en sa fonction apparente de liaison neutre n’existe pas, que le « et » est la copule de l’idéologie, parce que s’y joue quelque chose qui tient en propre au discours des vérités intéressées : le lissage de sa prise de pouvoir, le masquage de l’opération qui lui est sienne et qui s’effondre dès qu’elle est mise au jour.


4.
Revenons à notre « populaire et expérimental ». Je propose de qualifier cette opération d’abouchement de réalités contradictoires mine de rien de « réification du langage ». La réification est un concept marxiste élaboré par Georg Lukacs dans les années 1920, à partir de la théorie de la marchandise dans le Capital de Marx. La définition de Lukacs repose sur la double idée de l’équivalence et de la marchandise. Le marché impose que toute chose ait un équivalent quantifiable, notamment que le travail soit évaluable objectivement, qu’il soit une marchandise que le travailleur monnaye. Le travailleur se pense lui-même comme marchandise à négocier sur le marché du travail. Il en résulte que, dans le monde capitaliste, la marchandise devient le modèle de tout objet social, qu’il soit une chose, un sujet ou une relation. Tout devient chose, les personnes, les rapports, les choses elles-mêmes, c’est ce que Lukacs nomme la réification (Versachlichung) ou la chosification (Verdinglichung) (2).
Est-ce que notre « populaire et expérimental » ne correspond pas aussi à une disparition de la valeur de sens des mots sous la valeur marchande qu’ils peuvent avoir ? L’effet prend le pas sur le sens, le troc des mots sur la scène du pouvoir prime sur leur signification. Le mot devenu marchandise est réifié dans des formules qu’on dirait toutes faites, il fige le langage et le rend monnayable, échangeable, « bankable ». Le « et » a donc une fonction cruciale, puisqu’il convertit la contradiction en addition, le « mais » en « plus », il change l’épine intellectuelle et pratique en déni, en addition et en avantage, il permet la conversion du langage en monnaie d’échange. D’où une chosification, au sens premier du terme, puisque la formule fige quelque chose dans un domino de mots d’un seul tenant, sans articulation, qui se vend assez bien, au prix de ce qu’elle soulage. On échange une violence faite à la pensée contre l’évacuation du problème, et le problème n’est pas mince, il emporte toute la question de la culture. « Populaire et expérimental »…

La question que cela pose, in fine, est celle du rapport entre cette réification du langage et l’institution, qui, ici, publie la formule, la prélève ou la conçoit, dans tous les cas la valide (3). Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de l’ordre de la pulsion de mort à ce que le pouvoir se produise au prix d’une évacuation de la pensée ? Autrement dit ici une tendance à un soulagement de mauvais aloi qui ne peut servir de fondement à une construction politique intelligente. On assiste en ces temps électoraux à la multiplication des discours du « et », gages de rassemblement, dont il certain qu’il est une donnée convoitée et nécessaire. Nous sommes en plein boom du « onctueux et de caractère », sous toutes ses formes. Or cette pratique du déni des contradictions est l’essence du populisme, elle est le choix de la séduction pour rameuter, plutôt que celui de la difficulté de la construction d’une pensée cohérente qui s’accompagne de choix nécessaires, c’est-à-dire de pertes, de voix électorales par exemple. Je crains que personne n’y coupe, si je puis dire. Or la tache des intellectuels est de casser toute forme de réification du langage, notre tache est de convoquer à la difficulté. Et d’affirmer que « populaire et expérimental », ça n’existe pas, du moins pas en ces termes, ça n’existe qu’à la condition de produire une pensée qui justifie ce « et », qui le déplie et l’argumente, qui le prouve (4). « Onctueux et de caractère », ça n’existe que dans l’industrie de masse, ce qui donne une idée de la marge de possibles du caractère en question. Et « jolies et sportives » est une réalité de discours qui coûte très cher à chacun, c’est-à-dire à la société. La rigueur de propos que cette tribune appelle de ses vœux a elle aussi un prix, c’est celui du mythe de l’unité, de la communion indistincte dans et par la culture, de ce à quoi fait rêver ce petit « et » qui nous fait croire que nous sommes tous ensemble, qu’il pourrait ne pas y avoir de choix à faire. Le petit « et » fait signe vers un grand tout… La fonction noble de l’institution ne serait-elle pas au contraire de permettre que puissent s’énoncer les choix, d’être la garante d’un cadre qui autorise et invite au démarquage des pensées et des positions ?


diane scott

 

 

notes

(1) Barthes, R., « Pour une définition du théâtre populaire », Publi 54, Avignon juillet 1954, in Ecrits sur le théâtre, Le Seuil, 2002.
(2) Voir Lukacs, G., Histoire et conscience de classe, 1923, Editions de Minuit, 1960. Voir aussi Balibar, Etienne, La philosophie de Marx, La découverte, 1993.
(3) On pourrait penser que les guillemets du communiqué qui entourent « populaire et expérimental », citant le projet lui-même, peut-être son titre, suggèrent que quelque part quelque chose est dit sur cette opposition de mots, qu’elle est employée comme une contradiction volontaire. Mais la suite du communiqué ne fait que corroborer l’analyse ci-dessus, c’est-à-dire la réunion des contraires sans autre forme de procès, qu’opère le projet ou le communiqué : « (…) Pour porter cette ambition, le projet d'Anne Tanguy, « populaire et expérimental », repose sur quatre grands axes : diffuser la création contemporaine et transmettre les oeuvres du répertoire ; développer un pôle de production pluridisciplinaire en intelligence avec le Centre dramatique national ; mener un travail d’éducation artistique et d’action culturelle au coeur de la population et placer les artistes au centre de la vie de la scène en y associant des artistes du théâtre musical comme Sandrine Anglade, de la danse comme Nathalie Pernette ainsi que l'orchestre de Besançon Montbéliard Franche-Comté et son chef Jean- Francois Verdier. (…) »
(4) Sauf bien entendu à comprendre ce « et » comme une stricte compilation de choses étanches les unes aux autres, en ce cas, ce n’est pas un projet, c’est l’addition de deux projets.