3. "JE COMMENCE EN RAISON DES EVENEMENTS"

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« Je commence en raison des événements »


mai 2011

 


« Comment il s’appelle ?
-Tchang
- Ah… Euh, il a des origines asiatiques ?
- Les origines, on s’en fout. »
Le nom des gens, Michel Leclerc, 2010

 

0.
Répondant au principe de « commande libre » du Théâtre Gérard Philipe, les textes destinés au site ont tenté, pour les deux premiers, de prendre à bras-le-corps certains axes structurants de la culture, c’est-à-dire certains de ses signifiants, utilisés en surchauffe ou à la limite du tabou, « public », « art », « populaire », pris dans le fil de notre actualité théâtrale et intellectuelle. J’avais prévu, et commencé à travailler, un troisième texte sur les différentes définitions du mot « culture », pour poursuivre cette tache que je me suis donnée d’éclaircissement de la situation. Mais l’accumulation récente d’événements graves de grande banalité, c’est-à-dire à la fois d’une certaine intensité de fréquence et provenant du plus petit quotidien, me conduit à modifier l’orientation de ce troisième et dernier texte de la saison 2010-11. Il sera question de culture nationale.


Emissions de radio, interventions ministérielles, réactions d’amis et de parents, discussions au café : toutes les scènes sont atteintes, affectées par ce qui se joue aujourd’hui autour de la question de l’identité nationale, affectées et productrices aussi bien – et le « débat » français sur la laïcité relancé dernièrement, moins comme un os à ronger que comme une répétition dont on serait incapable de se défaire, contribue à crisper une situation lancinante et ancienne (1).
« Je commence en raison des événements » écrit Georges Bataille au début de L’expérience intérieure, « mais ce n’est pas pour en parler » poursuit-il. Dans son ombre portée, et modestement, je commence et vais tenter d’en parler, des événements qui sont les nôtres.


Quelques faits, scénettes même, glanés dans l’actualité récente.


* Janvier-février 2011, après l’immolation de Mohammed Bouazizi, une grande partie de la population conteste le pouvoir du président Ben Ali au cours de manifestations insurrectionnelles qui font tomber un pouvoir de 23 ans. On parle de révolution démocratique tunisienne. La supériorité du signifiant « démocratie » dont l’Occident usait comme outil idéologique de sa domination au moins symbolique n’est plus son exclusive, le visage géopolitique du monde est bouleversé. 17 février 2011, l’UMP décide de programmer en avril un débat sur la laïcité et la place de l’Islam en France.


* 16 avril 2011, dans une boutique de Berlin, près de la station FriedrischstraBe, j’achète une ceinture, et bavarde avec le vendeur :
« De quel pays êtes-vous ?
- De France.
- Ah ! Mais vous n’êtes pas une vraie française, n’est-ce pas ?
- Pourquoi ça ?
- Ben, en France les gens sont blancs, ils ne sont pas noirs. »


* Semaine du 11 avril 2011, avec un camarade français :
« J’ai commencé un tandem franco-allemand avec un type qui s’appelle Rousbeh.
- Rousbeh ? (ton narquois)
- Oui, il est d’origine iranienne.
- Ah bon ! (soupir de soulagement) »


* « Répliques », émission de France culture animée par Alain Finkelkraut, le 16 avril 2011 :
Renaud Camus, essayiste : « Le grand remplacement, c’est le fait qu’il y ait un peuple et que, tout à coup, il y ait un autre peuple ou plusieurs autres peuples, je crois que c’est ce à quoi nous sommes en train d’assister, il y a un changement de peuple et ce changement de peuple est manifestement liée à de nombreuses agressions. Ce que nous appelons la « nocence » qui va des dites incivilités jusqu’aux actes de terrorisme, correspond bien à ce changement de peuple, qui est un changement de civilisation.»
Manuel Valls, député, maire d'Evry (PS) : « En essayant de faire - là aussi le mot est tellement utilisé - mais de « vivre ensemble », de partager ensemble un projet, ce projet c’est celui de la France, c’est celui de la République, celui d’une langue, d’une culture, mais qui s’enrichit de ses différentes volontés d’accomplir quelque chose en commun. »


Il ne s’agira pas ici de déplier les motifs paranoïaques du discours de R. Camus, sa notion de « pureté du territoire », son négationnisme historique en matière de colonisation, la confusion xénophobe traditionnelle entre d’une part étranger et immigré, d’autre part étranger-immigré et délinquant, les fabrications indues d’équivalences, mais de tenter de comprendre ce qui se joue dans ce que les journalistes nomment aujourd’hui une montée du national-populisme en Europe et qu’il faudrait nommer par un autre nom, celui d’une actualisation du fascisme en Europe.


1.
Les événements nous obligent à poser la différence entre deux modalités de l’extrême droite, une électorale et une réelle, intellectuelle, politique, quotidienne. Le candidat Sarkozy a été élu en 2007 en assumant un discours d’extrême droite, il a été élu moins pour son programme économique libéral que pour son programme social conservateur, en vérité d’extrême droite. Ce n’est pas malveillance que de l’énoncer, ce sont les commentateurs de droite qui le reconnaissent eux-mêmes, je renvoie à l’émission de Jean-Marie Colombani, « La rumeur du monde » (France culture) que l’on ne saurait accuser de ne rien mettre en oeuvre pour tenter de soutenir l’actuel gouvernement. Le Front National est l’alibi de la droite actuelle, son repoussoir-réservoir. Les allégations de lutte contre l’extrême droite ne sont jamais si éloquentes que lorsque précisément la droite légitime importe son programme et sa rhétorique, sans autre forme de procès - le FN ne s’y est pas trompé qui n’a cessé de le dénoncer (2).  Le FN a été à ce point pompé par l’UMP qu’il ne lui reste plus comme projet propre que le retour au franc, ce qui est assez hilarant si ce n’était tragique.


Ceci a deux implications (médiatiques) concrètes :
1) Toutes les émissions qui ont pour objet la question du FN (« Marine Le Pen est-elle dangeureuse ? », etc.) font le jeu du gouvernement actuel en isolant le phénomène de l’extrême droite électorale de son substrat général et en feignant de croire qu’elle s’y réduit. A ce titre, la désormais fameuse « peur du 21 avril 2002 » est-elle bien placée, et, plus profondément, quelle est sa fonction ? Se focaliser sur la dangerosité du FN, c’est être dupe de ce vaste mouvement de passe-plat, c’est très exactement en être un des auteurs. L’extrême droite partisane (FN et divers petits partis) est l’appendice qui permet à l’estomac de la droite de fonctionner, elle est le point de levier qui autorise l’appropriation de son programme par la droite légitime. La question n’est donc pas celle du FN mais celle de l’extrême droite, et, les événements démontrent que cela fait une certaine différence.


2) Il en résulte d’autre part que le discours habituel se trompe à confondre sous le même vocable d’ « extrêmes » ou de « populistes » des tranches électorales qui n’ont absolument pas la même fonction dans l’économie générale des forces politiques. L’extrême gauche - peut-elle être encore nommée extrême gauche ? j’aurais plutôt tendance à la voir comme une trace de la gauche tout court (3) – s’étiole et sert de véritable tabou, de zone nucléaire, pour le discours dit de gauche, tandis que l’extrême droite réelle prospère politiquement au prorata et à la condition de sa diabolisation électorale. Le discours sur le rapport de la gauche et de la droite à leurs « extrêmes » respectifs est piégé par cette fausse symétrie, qui ne rend pas compte des spécificités d’articulations des uns aux autres, ni du jeu de l’ensemble.


Pour autant, que cette flambée actuelle de nationalisme – d’un genre peut-être nouveau – soit la rançon de stratégies exponentielles de la gauche dans les années 1980 et de la droite depuis le milieu des années 1990, pour lesquelles précisément le FN reste un levier de pouvoir, ne permet pas de rendre compte de la nature du phénomène. Qu’il apparaisse que l’extrême droite est la pensée la mieux partagée en Europe à l’heure actuelle ne saurait se suffire d’être rapporté à des tactiques politiciennes. Les manoeuvres politiciennes sont pour partie la cause logistique de l’extrême droite, sa cause réelle est obscure, qui saurait expliquer que cela prenne cette forme.


2.
Comment qualifier cette intensification et cette montée de la xénophobie en Europe, cette haine de l’étranger ? L’étranger étant entendu non dans son acception administrative – celui qui n’est pas de nationalité française, ou d’une nationalité x au regard de laquelle un tel est « étranger » – mais dans son acception délirante – celui qui n’a pas « une tête de français ». D’où la possibilité que puisse exister un parti comme celui des « Vrais
Finlandais », qui a obtenu près de 20% de votes aux élections législatives en Finlande (17 avril 2011). La vérité de la Finlande serait ailleurs que dans l’acception qu’en forge son Etat. Les « Vrais Finlandais » sont qualifiés de « populistes » par les commentateurs en France et je m’interroge sur la réticence à employer le qualificatif d’extrême droite en la matière, pusillanimité que je mets moins sur le compte d’un souci de subtilité historique que sur une forme d’intimidation du mot. On a affaire à une sorte de bras de fer entre le mot et la chose – plus une certaine réalité est agressive, moins le discours ose l’identifier – où se joue très exactement la fortune récente en France du mot « décomplexé ». Plus le discours politique s’est « droitisé » en France pendant les années 1990-2000, moins on a osé le taxer de ce qu’il était, une actualisation de l’extrême droite (4).


La cause finale de cette massification de la xénophobie – pour reprendre les quatre causes d’Aristote (5) - est de l’ordre de la structure de pouvoir. Structure binaire : sera du côté supérieur ce qui connotera le « blanc », sera du côté inférieur ce qui connotera le « non-blanc » - le « blanc » étant en l’espèce une réalité idéologique, et non scientifique, ce qu’auraient pu être les Indo-européens (les Arabes, les Turcs ou les Indiens par exemple ne sont pas considérés en Europe comme des blancs alors qu’ils appartiennent à cette catégorie de peuplement). C’est dans ce sens qu’il faut entendre la phrase de Manuel Valls à son collaborateur filmant le marché d’Evry : « Tu me mets quelques blancs, quelques whites, quelques blancos. » (Le Monde, 10 juin 2009). Ce constat – le « blanc » du discours nationaliste est une fiction – se prolonge de trois manières.


Premièrement que cette figure du « blanc » ne peut être utilisée comme elle l’est que si elle ne renvoie à aucune réalité. Car elle ne s’attrape jamais intégralement, elle ne renvoie jamais exactement à quelque chose qui puisse s’énoncer. Si l’on se place dans cette logique raciste, chacun peut dire qui peut prétendre à être « blanc » et qui ne le peut pas, mais nul n’est en mesure d’en produire une définition. Il n’y a que des exemples. Peut-être est-ce là une définition possible de l’idéologème : ce qui ne saurait avoir de définition générique, sauf à être renvoyé à sa propre fonction, c’est-à-dire à se dénoncer soi-même comme construction de discours. La raison en est que le « blanc » ne se définit pas puisque c’est en son nom que les autres sont tenus de se définir, puisqu’il est le point aveugle du pouvoir (5'). Car qu’est-ce qu’être blanc sinon appartenir à la race supérieure ? Il faut donc le dire, le « blanc » c’est l’Aryen nazi du XXIème siècle. C’est-à-dire que cela ne se définit qu’avec des tautologies : être blanc, c’est être d’une nationalité de « blanc», avoir un faciès de « blanc », avoir un nom de « blanc ». En regard de quoi, et en conséquence, l’identification du non-blanc procède d’une naturalisation de la perception, selon un « ce que je vois est ce qui est », dans l’aveuglement complet de ce qu’il y a de construction dans la perception. Le dispositif de pouvoir sur l’autre est ainsi fondé sur un positivisme du regard, qui partage le monde entre d’un côté celui qui a lieu d’être, celui qui est hors champ du discours, impensé au sens fort, de l’autre côté, celui qui n’a pas lieu d’être ici, objet de l’identification (policière). Dispositif qui rend compte, par exemple, d’une phrase comme « Il a des origines», « Mais tu as des origines, toi, non ? », etc.


Deuxièmement qu’en tant qu’opérateur de distribution du pouvoir, la phrase « tu n’es pas blanc » connote un « tu n’as pas lieu d’être là (où moi j’ai lieu d’être)», qui elle-même emporte un « tu n’as pas lieu d’être ». Plus exactement, le « non-blanc » a lieu d’être à seule fin qu’on lui signifie qu’il n’a pas lieu d’être. Une possible interprétation en ce sens de cette massification publique de la xénophobie serait la nécessité d’un bouc émissaire à la violence accrue des conditions de vie (c’est-à-dire aussi de travail) faites à tout un chacun. A l’absence, sue de tous, d’amélioration réelle des conditions de vie, les candidats politiques n’ont de cesse de promettre des compensations imaginaires en terme de jouissance : vous avez une vie de merde, mais on va vous offrir de quoi saliver : 25 000 reconductions à la frontière, des emprisonnements au-delà de la peine, de l’humiliation publique à foison.


Troisièmement cette réalité de l’homme légitime, de celui qui a lieu d’être, aux sens à la fois spatial et substantiel de l’expression, est floue parce qu’elle convoque volontairement des paramètres multiples, ceux de la nationalité, de la culture (la langue, l’origine, la religion, les choix de vie) et de la « gueule » - je dis « gueule » parce qu’au régime de l’identification policière qui se conduit en ces procès, les sujets n’ont plus de visage, ils sont leurs gueules, plus rien du visage au sens où l’entend Levinas ne subsiste (6). La phrase « je suis français » signifie, dans son sens normal, garanti par la norme du dictionnaire, « je suis de nationalité française ». En revanche dans son sens dévoyé, idéologique, nationaliste, la phrase signifie « j’ai le droit de prétendre à être français », ce droit étant un droit de « gueule » avant toute chose, secondairement de culture (langue, religion, mode de vie), absolument indépendamment du fait de nationalité. Le mot « français » étant ici un des signifiants métonymiques de la race supérieure.


Quand Georges Frêche dit de Laurent Fabius qu’il a « une tronche pas très catholique » (28 janvier 2010), quand Christian Jacob dit de Dominique Strauss-Kahn qu’il n’offre pas "l'image de la France, de la France rurale, de la France des terroirs et des territoires, de la France qu'on aime bien" (sic !, 12 janvier 2011), quand Nicolas Sarkozy en campagne déclare que "[n]ul ne peut comprendre l'attachement charnel de tant de Français à la terre de France s'il ne se souvient pas que coule dans leurs veines du sang paysan voué pendant des siècles à féconder le sol français" (Lille, Marseille et Clermont-Ferrand, 28 mars, 19 et 27 avril 2007), on a affaire à la (re)fabrication d’un mythe, un mythe qui pue. Le « blanc » n’est finalement que la douille constitutive d’un projet politique qui se colore au gré des besoins, ici se réactive le fantasme des origines terriennes, rurales, avec ce lexique que tous ceux qui sont familiers de la littérature d’extrême droite de l’entre-deux guerres identifieront bien, la fécondation, l’organique, la France comme un ventre avec ses tranchées grasses. On n’est pas loin d’Alien, sauf qu’ici, la bête immonde est bien française – le sang qui féconde la terre et fait signe vers la guerre de 14 est ici proprement obscène, comme un appel inconscient à la guerre. (Je crois que c’est hélas à la lumière de cette exaltation de la France pétainiste qu’il faut interpréter le remake du film de Pagnol, La fille du puisatier par Daniel Auteuil ce mois-ci, remake à contresens puisque le film contenait, avant la censure par les Allemands, une scène anti-collaborationniste.)


L’effet de cette réactualisation du mythe d’une essence de la France rurale, blanche, catholique – je renvoie à l’affiche du candidat Sarkozy en 2007, image promue de fait par une France immigré et urbaine (7)– est une confusion, une fusion de champs de réalité distincts : la nationalité, l’origine, la religion, la langue, la gueule. Sont donc fondus en une seule et même réalité gueule, culture et nationalité, c’est-à-dire corps, histoire et loi, et c’est ce monstre que l’on nomme identité. On s’aperçoit ici que l’expression « identité nationale » est donc en l’espèce un pléonasme, puisque l’identité est conçue comme l’origine des sujets, leur « nation » au sens ancien du mot. Mais la nation, c’est la loi ; la culture, c’est autre chose ; et le corps, c’en est encore une autre. Fonder la nation sur la culture, et rabattre la culture sur la gueule, c’est la perversion contemporaine de l’Etat-nation. Le nationalisme, tel qu’il s’est construit au XIXème siècle, est fondé sur l’idée d’une consistance du peuple, qui précèderait l’Etat. La réalité des peuples aurait naturellement généré les Etats correspondants. Les Francs auraient donné naissance à l’Etat français. Conception au regard de laquelle le discours de Renaud Camus fait sens, au regard de laquelle des expressions en vérité absurdes comme « Français de souche » s’inscrivent : on a typiquement à faire au tout-venant de la tradition nationaliste. Mais l’histoire européenne montre exactement le contraire : ce sont les Etats qui fabriquent du peuple, qui fabriquent les images qui vont alimenter l’appartenance nationale, qui unifient autoritairement les pratiques linguistiques (faut-il rappeler la cruauté d’intégration des petits Bretons au dit « peuple de France » en constance construction ?). Il n’y a aucune naturalité du peuple, les peuples ne sont pas des réalités historiques mais des constructions idéologiques, plus exactement les peuples ne sont des réalités historiques qu’en tant que constructions idéologiques. Et la culture (nationale) entendue comme le pendant du peuple en est une à son tour. Il est très étonnant à ce titre d’entendre Manuel Valls dire que le projet de la République française est la défense d’une langue et d’une culture, cela n’est écrit nulle part, ni dans la Constitution ni dans les lois de la dite République, cette affirmation est le produit des représentations délirantes du moment, et de cette confusion du niveau de la loi et de ce qu’elle n’est pas. L’identité d’un peuple ne saurait être un projet politique. Le peuple est un projet politique fasciste, peut-être même est-ce la vérité du fascisme. C’est ce que proposent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe avec cette notion d’immanence du nazisme, qu’un peuple se prenne lui-même comme objet de son propre projet, là est le national-esthétisme (8).


Plus exactement cette perversion implique un effacement de la loi, c’est-à-dire l’effacement d’une certaine nature d’énoncés qui produisent une certaine nature de réalité, qui justement est le seul socle d’un possible vivre-ensemble éclairé. Y aurait-il une difficulté à penser la loi comme registre d’énoncé spécifique, comme champ spécifique de vérité ? Un Etat dont la loi énonce que telle personne est finlandaise parce qu’il lui a octroyé un passeport finlandais se trouve contesté, et sa loi remise en cause, par l’existence du parti des « Vrais Finlandais » qui pose explicitement qu’être finlandais n’est pas un fait lié à la loi de l’Etat. Etre un « vrai Finlandais », c’est autre chose que ce que dit la loi positive. La récente notion d’intégration est très précisément là pour servir ce déni de la loi, qui est aussi un refus de loi. (Et il y a probablement comme composante dans cette remontée fasciste actuelle une haine de l’Etat.) On peut être français de nationalité, mais si on n’est pas « intégré », alors on ne l’est pas tant que ça. Or la fonction majeure de cette idée d’ « intégration », est d’être une notion-horizon qui a pour vertu de reculer à mesure qu’on s’en approche. L’intégration est une notion asymptotique, une notion xénophobe, précisément en ce qu’elle confond à dessein loi et coutume. Le respect de la loi n’est pas une question d’intégration. Faire de la question du respect de la loi une question d’intégration, c’est assimiler immigration et délinquance et confondre loi et coutume.


Les notions d’intégration, de blanc, d’identité nationale, tous ces outils de la ségrégation raciale européenne contemporaine, fabriquent des apatrides. Il faut affirmer avec force la nécessité d’une définition objectiviste, administrative, sèche, de la nationalité : on « est » ce que le passeport dit. Le reste procède d’autres choses, qui ne regardent pas nécessairement l’Etat. C’est une définition difficile à tenir parce qu’elle n’accroche pas la jouissance. L’idée de culture nationale est un mythe nationaliste ; s’il y a une nécessité aujourd’hui, c’est de scinder la nationalité de la culture. La nationalité est un fait de loi, la culture est un fait autre. Cette exaltation de la culture nationale est une perversion de la culture par effacement de la loi.


Ou alors faire comme le propose Godard dans Socialisme le film : on n’a plus le droit d’utiliser le verbe « être ».


3.
Que le visage, le nom et le passeport se superposent et se rangent dans des cases, dans des idéologèmes, le blanc, le noir, le jaune selon une logique de clichés à la Tintin, est ce qui a cours aujourd’hui. Le Français s’appelle le petit Nicolas, il parle (mal) français et il connaît par coeur Les Bronzés font du ski. Or la réalité de la majorité des gens est, au contraire, la distinction de ces trois ordres. Quel est le fantasme qui sous tend cette (con)fusion des ordres ? Parler de haine de la complexité et convoquer le discours moral de la valorisation de la différence ne serait d’aucun usage. Il ne ferait que se cogner de face à son opposé (Renaud Camus à « Répliques » : « Plus il y a de diversité, plus il y a de violence. »). Cela ne nous dit toujours pas quel est le point nodal de ce surgeon fasciste.


A Berlin, sous le Denkmal für die ermordeten Juden Europas, la place couverte de stèles consacrée aux Juifs assassinés d’Europe ouverte en 2005, se trouve une exposition permanente, où, entre autres textes et images, se trouve une pièce où sont exposés les parcours de familles dont certains membres ont été déportés et assassinés, de chaque pays dont les ressortissants juifs ont été touchés par la Shoah. Une famille par pays. Il y est question de gens nés dans un pays x, vivant dans un pays y, avec une nationalité z, parlant plusieurs langues. Au regard de cette notion gluante – qui ne tient pas - d’identité (nationale), quelle aurait été l’identité de ces gens ? Si la nation c’est la culture, de quelle nation sont / étaient / auraient dû être ces gens ? Lacoue-Labarthe dirait qu’ils ont payé précisément leur non-appartenance au « mythe » (9).


Il y a une haine de l’Etat et de la loi dans cette xénophobie, que l’on pense par exemple aux oath-keepers américains (les « gardiens du serment ») qui entendent faire la loi eux-mêmes, ou aux milices citoyennes d’Italie du Nord. Ce phénomène représente quelque chose de très régressif politiquement, et qui n’a rien à voir avec la désobéissance civique, qui, elle, s’adresse à l’Etat, et ne constitue en aucun cas un refus de la loi. Elle en est au contraire un appel à la réactivation. La différence se fait au niveau de la prise en considération de l’Etat, les oaths-keepers entendent produire la loi et se passer de l’Etat, les activistes de la désobéissance civique entendent produire de la loi garantie par l’Etat. Paradoxe de cette régression politique aux relents tribaux qui va souvent avec une xénophobie reprochant sans cesse à l’autre de venir de son « bled ».


Que se joue-t-il dans tant de déni, et au-delà dans cette obsession de l’étranger ? Que sont ces rêves de mort de l’autre (certains ont dit qu’il fallait renvoyer les Tunisiens de Lampedusa dans des bateaux à fond percé) ? Cette obsession de la pureté, qui est aussi une obsession de l’origine, est un fourvoiement de l’Occident faute de figure historiale efficiente. Le fantasme du « blanc » est un mythe qui repose aujourd’hui en Europe - en France et en Italie avec une acuité vulgaire, pays où s’est développée d’abord, dans les années 1980, cette nouvelle vague de l’extrême droite européenne actuelle - la longue question occidentale du peuple. Puisque la pensée de Lacoue-Labarthe et de Nancy est des plus éclairantes pour tenter de faire face à ce qui se joue dans ces événements, je voudrais citer, pour conclure, la fin de l’introduction du Mythe nazi : « Ce qui nous manque (car il nous manque quelque chose, il nous manque le politique, nous n’en disconvenons pas), ce n’est donc ni la matière, ni les formes pour fabriquer du mythe. Pour cela il y a toujours assez de bric-à-brac, assez de kitsch idéologique disponible, aussi pauvre que dangereux. Mais il nous manque de discerner l’événement – les événements où s’inaugure en vérité notre avenir. Ils ne se produisent sûrement pas dans un retour des mythes. Nous ne vivons plus dans la dimension ni dans la logique de l’origine. Nous existons dans le tardif, dans l’après-coup historique. Ce qui n’exclut pas que l’extrémité du tardif soit aussi la pointe du nouveau. C’est même exactement cela qu’il nous est demandé de penser » (juillet 1991).

 

diane scott

 

notes


(1) Il est assez indigne qu’au moment où la Tunisie renversait son régime dictatorial, la France relançait un débat sur l’Islam, acte de déni qui consistait à maintenir le Maghreb dans les limites circonscrites par l’imaginaire raciste et colonial, pour lequel les bouleversements arabes sont proprement impensables. En vérité la Tunisie nous en remontre, mais c’est en effet un scandale au regard de l’ordre du monde. Impossibilité structurelle à penser l’étranger comme un autre égal, sans même parler d’un mieux que soi.
(2) Et quand Nicolas Sarkozy se flatte en 2007 après son élection comme Président de la République d’avoir écarté le danger de l’extrême droite, je voudrais demander aux électeurs qui hésitaient entre les deux votes ce qu’ils en pensent : les prend-on pour des idiots ou le sont-ils ?
(3) Je propose de comparer les programmes des partis dits d’extrême gauche des années 2000 avec le programme commun de la gauche en 1980 et il me semble que ce que proposait le Parti Socialiste en 1980 était plus osé.
(4) De là la question de la responsabilité des intellectuels, et la gravité, par exemple, quand un essayiste fait du négationnisme (« La France n’est pas un pays colonisateur. » R. Camus, émission citée ci-dessus), que l’intellectuel en charge de l’émission qualifie cela de « crânerie intellectuelle » et de refus courageux de « bien pensance ».
(5) Aristote distingue quatre régimes de causalité, les causes matérielles, formelles, efficientes et finales. Par exemple, la statue a une cause matérielle (le marbre), une cause formelle (une figure de femme), une cause efficiente (le sculpteur), une cause finale (la beauté).

(5') Modèle de la prise de pouvoir qui pourrait être appliqué à la domination qui s’ordonne à l’ « identité sexuelle », où règne, dans le discours courant, la même confusion entre sentiment de son sexe, choix d’objet et pratiques sexuelles.
(6) «C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleur façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! », Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini, Le Livre de Poche, 1984, p.79
(7) Pierre Schill, « La "France éternelle", espace de la nostalgie nationale ? », Le Monde, 1er mars 2011
(8) Cf. Lacoue-Labarthe, P., La fiction du politique, Bourgois, 1988, et Lacoue-Labarthe, P. et Nancy, J.-L., Le Mythe nazy, Editions de l’Aube, 1991.
(9) Ibidem.