5. "MAINSTREAM"

 

« Mainstream »

ou les vicissitudes du populaire

(première partie)

décembre 2011

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0.
Cher désormais habitué lecteur, que je tente néanmoins de surprendre par de subtiles variations de ton, passant de l’analyse austère à la critique pop, de Berlin à Paris, du fromage de brebis à la chanson italienne (cette énumération vaut résumé des tumultueux épisodes précédents), cher lecteur, puissé-je te plaire. Bien. Ceci posé, passons à l’action.
Ecumant les librairies à la recherche de choses zà lire, tel un Minotaure à Pass Navigo traquant d’un oeil torve la chair fraîche du trottoir d’en face, je tombais cet automne sur trois livres fort édifiants, dont les droites se sont soudainement croisées au-dessus de cette mail-chronique, suscitant un bond hors de mon siège, un affaissement de soulagement et un grand cri (tout en même temps) : « Euréka – Bingo – Youpi - A moi les babibels » (intérieur le cri, car j’étais dans un IDTGV en classe IDZEN, et le salarié de la SNCF appelé « barista » m’avait déjà enjointe par deux fois d’une voix forte au haut-parleur d’ « adopter la zen-attitude ». Je gloussais donc sous cape, agitant mes petits poings victorieux dans les airs, tout en surveillant mes voisins d’un oeil, de crainte qu’ils ne me dénoncent au barista pour comportement anti-zen.) Mais je t’entends piaffer, exigent lecteur, au bout de ta connexion : de l’action ! J’y viens.
Trois textes donc ont formé au-dessus de ma tête embuée une constellation pertinente, que, bon lecteur, je te présente aujourd’hui : Mainstream, de Frédéric Martel, paru en 2010 chez Flammarion, mais reparu dans une édition revue cette année, L’art comme expérience de John Dewey, ensemble de conférences prononcées à Harvard en 1931 et publiées en 1934, traduites en français en 2005 et publiées chez Gallimard Folio essai, enfin Homo sampler, culture et consommation à l’ère afterpop, de Eloy Fernàndez Porta, publié à Barcelone en 2008 et paru en français aux éditions inculte en 2011.
Miracles du hasard, joies de la vie, il s’agit à chaque fois de culture : Dewey et la nature, Martel et le grand public, Fernàndez Porta et le pop, ou trois façons de penser la culture et partant, la question du peuple. Parler de culture, c’est en effet produire une pensée sur trois plans, délibérément ou pas : c’est d’abord poser des énoncés sur le plan des objets culturels, et d’une façon ou d’une autre, de l’art – sa nature, son statut ; c’est ensuite poser la question du populaire, c’est-à-dire du peuple – parler de culture emporte une définition de ce qu’est « le peuple », que l’entité soit posée comme réelle ou fictive ; c’est enfin tomber dans la question de l’Histoire, tant la notion de culture dans son acception moderne est jumelée à celle de l’émancipation.
Une autre manière de poser l’enjeu de cette étude est de s’attaquer à la question : pourquoi (quelque chose qui porte le nom de) l’art est-il aujourd’hui perçu comme une valeur anti-démocratique ? Soupçon que l’on perçoit à de nombreux endroits du discours actuel, à droite comme à gauche. Je propose donc une petite balade en compagnie de ces trois textes, avec cette question du populaire en sous-main. (La balade finalement étant plus longue que prévue, pour cause de nature luxuriante, nous organiserons notre excursion en trois temps, tu n’auras donc, ce mois-ci, que la première promenade, mais sache, lecteur grincheux, que c’est pour ton bien.)

1. le premier livre, Mainstream
Frédéric Martel (FM), sociologue de formation, est un journaliste et chercheur qui travaille sur la culture, ses livres sont publiés depuis les années 2000, il a d’abord travaillé sur la culture gay puis sur la culture aux Etats-Unis, où il a été attaché culturel, notamment sur le théâtre, aujourd’hui sur la culture globalisée : Mainstream, Flammarion, 2010 puis 2011. C’est là une cartographie très intéressante de l’industrie culturelle mondiale. Le fil rouge qui apparaît à la lecture de Mainstream est celui du pouvoir comme enjeu d’analyse. La culture est un endroit où se re-pose la question de la domination, problématisée peut-être sans l’être jusqu’au bout par le livre, domination sur le plan géopolitique et domination sur le plan social. Sur le plan géopolitique, le livre apporte les questions suivantes : la culture est-elle une scène des enjeux géopolitiques contemporains ? La culture de masse américaine est-elle une des armes de son empire ? Le livre répond « oui » à la première question et « oui mais » ou un « non peut-être » à la seconde, et que la culture soit définie comme un « soft power » (pouvoir doux), dit assez, avec cet oxymore, l’ambiguïté ou la difficulté de l’interprétation en la matière. Sur le plan social, la thèse de FM est plus nette : la culture mainstream correspond à une fin, heureuse, des hiérarchies culturelles et à une forme de plénitude de la culture populaire.
Cette question « culture et pouvoir », dont il me semble qu’elle est à la fois posée et contournée dans Mainstream, se joue à sa manière dans l’échange des sous-titres. Entre la parution grand format en 2010 et l’édition en poche l’année suivante, le livre a changé de sous titre : « Mainstream, enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde » d’abord, « Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias » ensuite. Si cette séduction globale est le produit d’une guerre, plaît-elle à ce point à « tout le monde » ? Ou si ce « tout le monde » est de l’ordre du butin de guerre, ne devons-nous pas l’envisager alors comme quelque chose qui n’a rien à voir avec l’idée que l’on s’en fait spontanément ?

2. full metal culture ou la domination culturelle dans le monde
L’enquête « sans précédent », « dans trente pays sur cinq ans » est un passionnant relevé de terrain : FM récolte des entretiens avec ceux qui, de Los Angeles à Mumbai, capitale du cinéma indien, des majors hollywoodiens aux multiplexes des exurbs (suburb du suburb) ou de Nasr City en Egypte, conçoivent, fabriquent, diffusent les produits de la culture « mainstream ». « Mainstream » est un mot anglais qui, en tant que substantif, signifie « majorité, courant dominant », et qui, comme adjectif, signifie « majeur, traditionnel, dominant ». Ce que l’on traduit généralement, et FM aussi, par « la culture ‘grand public’ », lissant ainsi ce que « dominant » induit, et posant la question : le mainstream est-il en partie cela, la naturalisation d’une opération de domination ?
Mainstream décrit donc, sous la forme d’une collection d’entretiens, l’organigramme de la production culturelle, notamment cinématographique états-unienne et ses stratégies d’extension en Asie et au Moyen-Orient, son échec en Chine et sa pénétration en Inde. Lire Mainstream, c’est comme tout reportage sur une industrie, suivre la fabrication d’objets qui nous sont absolument familiers mais dont la conception est sinon secrète, du moins hors champ du regard courant. Grand intérêt donc pour les rouages de cette machine au coeur de la puissance mondiale, ou comment nos produits de consommation les plus kawaï (mignons) façon Kung Fu Panda ou Le Roi Lion, auxquels nous livrons, soulagés, nos petits bambins, sont de pures armes de destruction massive (culturelle). Le vocabulaire ne trompe pas, à l’image de ce propos de James Schamus, P-DG de Focus Feature : « C’est le pilonnage final à la télévision qui est décisif. C’est triste à dire, mais c’est ce que les Japonais n’ont pas compris. Au Japon, c’est avec la publicité télévisée qu’Hollywood a imposé le cinéma américain et qu’on a tué le cinéma japonais. » (Et quand les Etats-Unis parlent de pilonnage du Japon, on suppose qu’ils savent de quoi ils parlent – c’est toute l’obscénité déconcertante du discours de la culture, de toujours croire traiter d’objets froids, innocents, flottants dans le monde éthéré de l’apolitique. « Rien de mal », n’est-ce pas ?).

3. ce que ça raconte : oui, non, euh…
Mainstream est un livre qui décrit le fonctionnement de la guerre culturelle mondiale (guerre majeure à la fois en volumes financiers, en infrastructures, en appareillages législatifs, en enjeux symboliques) mais qui simultanément tente d’en désamorcer les enjeux, ce qui ne les rend que plus sensibles. Mainstream mettrait en somme en oeuvre un dispositif intellectuel en trois temps : 1) énoncé des enjeux : description de la culture comme un combat, la culture est un enjeu de pouvoir, les Etats-Unis sont à la prou d’une pieuvre gigantesque qui s’appelle culture globalisée, la culture est un des noms de la domination, 2) atténuation des enjeux : la culture est le lieu de la réconciliation, il ne s’agit pas de culture globalisée, mais de culture globale, mieux encore, de culture mainstream, la culture n’est pas l’une des scènes contemporaines de la géopolitique, la culture est un endroit sinon l’endroit de résorption de la domination, il y a du démocratique dans ce mainstream de conglomérat industriel globalisé, 3) remontée des enjeux : le discours du livre laisse apparaître, dans son écriture même, les enjeux de pouvoir qu’il tentait d’écraser, et il prend place à son tour comme un élément parmi d’autres, dans ce contexte de guerre effective qui porte le nom de culture. Le livre accomplit ainsi sotto-voce une sorte de mouvement de marée : flux, reflux, coquillages ouverts. Ou de processus inconscient : discours, refoulement, retour du refoulé.

Exemples du premier mouvement (la culture est « une guerre globale ») : FM décrit les tentatives d’entrées sur le marché chinois des industries du cinéma américaines et des parades chinoises, dans les années 1990 et dont l’un des acteurs majeur a été Rupert Murdoch et son groupe Star. Illustration cuisante de cet affrontement à coup de milliards de dollars, d’infrastructures et de volants de lois, l’échec de la tentative de la tête de pont Warner vers la Chine. Pour ne pas être dépendant des réseaux de distribution nationaux, Warner décide de construire un réseau de multiplexes sur le territoire chinois, qu’elle pense, ce que FM ne dit pas, comme de véritables zones franches culturelles (la Warner s’étonne par exemple, ou FM, que la censure exige de s’exercer aussi sur les salles chinoises de Time Warner). La Chine accepte, négocie le partage des parts, et une fois le réseau construit, modifie la loi de partage des parts et rafle la mise des salles construites. Les Etats-Unis ont attaqué la Chine devant l’Organisation mondiale du commerce. Et FM de résumer : « Echaudés par leurs échecs à répétition en Chine, par la censure et les quotas de Beijing, et par ce capitalisme autoritaire qui a « deux poids, deux mesures », les Américains ont un nouveau plan : troquer leurs investissements en Asie de l’Est pour l’Asie du Sud. (…) Au lieu d’un marché de 1,3 milliard de Chinois, les Américains sont prêts à se contenter d’un marché de 1,2 milliards d’Indiens. » (294 [les numéros entre parenthèses après les citations correspondent au numéro des pages dans l’édition de poche]) Si le paysage est celui d’une guerre mondiale à coups de « soft weapons » (armes douces) où la Chine a pour l’instant tenu en échec, tel le Vietnam militairement, les offensives américaines, le front se déplace vers l’Inde, qui pour sa part est dans des stratégies d’absorption des produits U.S. en interne et de pénétration du marché américain en externe. Sony peut bien investir en Inde, le mot d’ordre est « localized contents » (contenus locaux). L’entrée sur le marché en passe nécessairement par une adaptation des contenus, une « bollywoodisation » ou une indianisation qui interdit finalement de penser la globalisation culturelle comme la pure et simple extension d’une même nappe.

Exemple du deuxième mouvement (le mainstream, n’est pas un rapport de force, c’est la somme naturelle des attentes authentiques des gens) : prenons cette fois un élément du rapport entre culture et pouvoir posé cette fois, non sur le plan mondial, mais au niveau de la société. L’une des idées de Mainstream est que la hiérarchie culturelle se serait « volatilisée ». L’industrie de contenu – que FM préfère à « industrie culturelle » (1) – a apporté cette révolution : elle a aboli la hiérarchie en lissant les goûts au sein d’une même nappe de produits globalisés. D’où un rôle radicalement différent pour le critique : « Contrairement à leurs prédécesseurs, les nouveaux critiques culturels américains ne défendent plus la ligne de partage entre l’art et l’entertainment [divertissement], mais tentent, au contraire, de brouiller les frontières et d’effacer cette ligne jugée maintenant élitiste, européenne, aristocratique, et pour tout dire antidémocratique. » (2) (203) Effacement tendanciel de la hiérarchie entre high et low culture (haute et basse culture) par des pratiques de critique qui mixent ou qui « se rendent » au populaire, par des pratiques de « crossover » ou d’adoption du « populaire ». Et FM de citer John Rockwell, critique au New York Times : « Il y a une sorte de foi, d’enthousiasme pour la culture populaire au New York Times. On accorde par exemple beaucoup de place aux sitcoms et à la télévision. On se place au niveau des gens. (…) Et celui qui ne s’intéresserait qu’à la « high culture » et exprimerait un dédain pour la culture populaire donnerait l’impression de trahir l’esprit populaire démocratique. » (221). (Il est proprement extraordinaire de lire ce genre de propos qui ne se rendent même pas compte de ce qu’il y a, précisément, de mépris social dans ce «on se place au niveau des gens », ce paternalisme n’étant pas sans correspondances ni sans effets sur le plan politique.) Se dessine ainsi en filigrane une double équivalence entre le populaire et le mainstream d’une part, entre le mainstream et le démocratique de l’autre. Et se profile ainsi un désir d’apaisement de la question, forcément fâcheuse, de la domination, le fantasme d’un endroit où elle lâcherait enfin.

Exemple du troisième mouvement (le texte rêve de réconciliation mais est lui-même une soft weapon dans le grand western culturel) : Le livre se donne comme une « enquête » appuyée sur des entretiens référencés, il respire l’objectivité. Pourtant l’appréciation des contextes dans cet affrontement culturel sans merci qui oppose Etats-Unis et Chine ne laisse pas l’auteur indifférent. Description du « bunker » de la China Film Coproduction Corporation: « Un staff pléthorique végète dans des bureaux mortifères (…) Dans l’immense salle de réunion où je suis conduit, avec ma traductrice, ont été hissés à côté d’un hideux bouquet de fleurs en plastique, un drapeau chinois face à un drapeau français. » (261). Description de Ken Lemberger, directeur du bureau « Entertainment » de la banque P.J. Morgan : « Confortablement assis dans un magnifique fauteuil en cuir, au centre d’un gigantesque bureau dont chaque mur est recouvert d’oeuvres d’art célèbres provenant des collections privées de la banque, et avec derrière lui une vue époustouflante sur Los Angeles illuminé à l’infini ». L’illusion serait évidemment de penser ici que le goût est un hors-sol politique… L’ironie, on le voit, est à degrés variables et l’auteur sera par exemple bien moins regardant sur les méthodes des majors américaines pour pénétrer de force sur le marché mexicain que sur la défense sans scrupules de la Chine contre les Etats-Unis. De la même manière, FM insiste sur le background totalitaire des organes culturels du Parti Communiste Chinois, mais quand il se heurte « de l’autre côté » aux injonctions à la discrétion et autres refus de rendez-vous, il en rend compte avec moins d’acrimonie. La structure inconsciente du discours qui tentait de refouler la domination refait surface et dévoile une sorte de vieux schéma sédimenté de guerre froide, qui tapissait le fond de cette pensée.

C’est la limite à mon sens du livre de FM, son biais, que l’on peut nommer sa fascination pour le « capitalisme hip », le pouvoir culturel, peut-être plus exactement pour la réussite américaine. Le livre épouse la cause de son sujet au point de prendre au mot ses interlocuteurs, à condition qu’ils soient plutôt américains. Au point qu’il pense que les studios dits « indies » (indépendants) qui gravitent autour des majors sont en effet des entités indépendantes dans un paysage décentralisé (532-533), que les stratégies publicitaires et l’anti-intellectualisme sont des formes de la bonne foi démocratique U.S., que la domination de l’entertainment culturel américain est due à la qualité du travail accompli et à son ouverture à l’underground (530-531), que les conglomérats multimédias internationaux sont les meilleurs amis de la liberté artistique (92-93), que finalement la démocratie est une question quantitative, c’est-à-dire soluble dans l’effet de masse. Il y a dans cette immense enquête une naïveté qui ne laisse pas d’étonner.

4. soft power ou soft power : la question de la hiérarchie
La question plus générale que ce livre pose est celle d’une définition de ce qui est populaire, et partant, du peuple, donc de quelque chose comme un horizon démocratique. Si la culture parvient à identifier une zone dite populaire où « tout le monde » se retrouve, le politique ne pourrait-il pas s’inspirer de son principe pour penser la démocratie ?
FM et les acteurs de la culture mainstream ont un même discours : le mainstream est la vérité du peuple. Les hiérarchies culturelles sont résorbées par la culture grand public qui serait à la fois – ce n’est jamais tout à fait clair – un équivalent, un prolongement, un épanouissement de la culture populaire et / ou une culture crossover, un mixe d’art et de divertissement. On ne sait pas bien si c’est la victoire d’un camp ou la promotion du gâteau marbré, mais dans tous les cas, bingo. Tom Schumacher, à la tête de Disney Theatrical à New York – s’occupe des comédies musicales : « Nous sommes dans la création, même si nous faisons aussi de l’entertainment de qualité. Je pense que la création est ce qui nous caractérise principalement. Et quand les gens me disent que la création, c’est seulement l’art, et pas l’entertainment, je trouve cela très prétentieux et très snob. Très européen. » Anne Hamburger, présidente de Disney Creative Entertainment (siège de la Walt Disney Company à Burbank, exurb au nord de Los Angeles) : « Je dirige le plus grand théâtre des Etats-Unis. (…) Avec nos milliers de spectacles, de parades et de shows, notre public se compte en millions de personnes chaque mois, non pas en dizaines d’individus comme dans le théâtre expérimental. C’est une responsabilité. Je suis là pour rendre le grand public sensible à l’art et non pas pour prêcher à des convertis, comme je le faisais dans le théâtre expérimental. (…) Notre but, c’est de brouiller la frontière entre l’art et l’entertainment. » (Stratégie culturelle du cross-over)
Même si les déterminations propres à l’histoire américaine jouent ici à plein, avec cette opposition à l’Europe perçue comme coloniale, noble, savante de la part d’une nation qui se veut neuve, indépendante, libre, égalitaire, simple, l’idée est bien qu’il y a d’une part une opposition entre art et divertissement (mais la notion de divertissement n’est-elle pas trop étroite pour bien penser cette affaire ?) et d’autre part que des objets réconcilient les deux.

Le livre est une bonne métaphore de la tentative de penser la culture comme un apolitique, un endroit de possible suspension de la lutte des classes. Une autre option de lecture consisterait à penser qu’il n’en est rien. Et que précisément le propre de l’antagonisme social est son incompressibilité, sa permanence quelle que soit la scène. Dans cette perspective, ce texte décrit une illusion, celle de penser que le mainstream 1) aurait instauré un monde culturel sans hiérarchie, 2) serait gage d’une vérité populaire enfin au jour. Fantasme de réconciliation que tout le livre dément : la culture est hiérarchique par nature, parce que s’y projette la hiérarchie sociale, seuls changent le contenu des termes qui polarisent les classifications. Du reste l’opposition savant/populaire n’a aucunement disparu, puisque c’est sa tension qui supporte précisément la nouvelle culture mainstream. Comme le dit Tina Brown, directrice de Vanity Fair puis du New Yorker : « Et si une hiérarchie culturelle demeure, celle-ci ne va plus du populaire à l’élite, mais du très « hot » au très « square » (ringard, à l’inverse du cool) » N’est-ce pas une façon de tenter de diluer la dimension sociale de la hiérarchie culturelle en une distinction non sociale, donc neutralisée ? C'est-à-dire une façon de ne pas résoudre le problème, mais de le l’annuler, de le désamorcer.

On prend alors la mesure, à la faveur du changement de sous-titre, passé de cette « culture qui plaît à tout le monde » à « la guerre globale de la culture », de ce que ce fameux « grand public » recouvre, à savoir non pas des goûts spontanés qui dans la pure efflorescence de leur autonomie seraient miraculeusement captés par des objets donnés, mais une volonté de plaire, un travail, des stratégies de stickiness (capacité à coller), une façon de fabriquer du public et non pas de le rencontrer « naturellement », en somme et comme le livre le décrit tout au long de ses quelques 500 pages, « une guerre ». Le grand public en l’espèce n’est plus cet autre de l’industrie de contenu que les films trouveraient heureusement sur leurs chemins, comme une rencontre amoureuse, mais le produit d’une lutte, c’est-à-dire un butin. Le grand public est un butin de guerre. Le choix de traduire le mot même de mainstream par « grand public » permet une extension horizontale, une dilution, qui gomme le pouvoir soit disant soft dont il s’agit.

5. mais qu’est-ce que le public ?
La définition de ce que l’on entend par « public » est donc ici cruciale. L’opinion courante veut que le public soit une entité séparée de l’objet. Il y a d’un côté le spectateur, de l’autre le film, le livre, le disque, d’un côté le renard de l’autre le camembert, d’un côté le sujet, de l’autre l’objet. Comme le décrit France Seghers, vice-Présidente de Sony Pictures : « Vous [Français] trouvez le succès suspect et vous doutez de la sincérité du public. Nous, on aime le public passionnément, on l’aime tellement qu’on veut le séduire en masse, partout où il se trouve, où que ce soit dans le monde. C’est cela le cinéma. » Cette idée de « sincérité » du public est strictement corrélée à l’idée de choix libres, de goûts authentiques, d’une naturalité du rapport à l’objet et donc d’une chronologie qui pose le public comme antérieur à l’objet. Et si la réalité de la culture n’avait rien à voir avec ce schéma ? L’illusion Bisounours c’est de ne pas voir les structures de pouvoir qui organisent les soit disant goûts authentiques. Le public n’est pas une entité séparée de l’objet, il en est aussi un produit, ce qui, en passant, inverse la chronologie, ou la brouille, qu’objet et public s’engendrent mutuellement. Autrement dit le public n’existe pas, la seule chose qui existe ce sont les modes d’adresse. (Ce qui nous conduirait à poser, mais je garde ça pour des développements futurs, que le public est le nom actuellement nommable de cet innommable qu’est l’idéologie, le public est le nom de l’idéologie.) Les focus groups qui testent les rushs des blockbusters pendant la réalisation des movies se prêtent à ces interprétations contradictoires : soit ils sont là pour tendre à une satisfaction maximale du public dont on évalue les attentes mystérieuses au fur et à mesure, en faisant bien attention de ne pas le choquer, le crisper, l’éloigner (est-on si loin d’un phénomène de censure, cher thuriféraire des Etats-Unis ?), ou bien ces allers-retours décrivent-ils un système de fabrication de l’opinion dominante par anticipation réciproque (à quelle question finalement les participants de ces focus groups répondent-ils ?). Le « public », a fortiori s’il est « grand », devient alors une sorte de figure bien étrange, version culturelle du Lévianthan duquel on attend la vérité des formes. Le public serait ce qu’en psychanalyse on appelle le grand Autre, cette scène fantasmée de la vérité qui soutient la réalité.
Entendons alors les paroles de Jeffrey Katzenberg, à la tête des studios Walt Disney de 1984 à 1994 : « J’ai toujours été au coeur même du cinéma mainstream (…). Je fais des films qui s’adressent à tous les publics et à toutes les générations ; des films qui doivent pouvoir voyager facilement à travers le monde. Aujourd’hui, nous les produisons généralement en 28 langues (…). Nous les concevons (…) pour être des « global big-event movies ». Il me semble que, toute ma vie, j’ai travaillé pour le grand public. Pour avoir un impact sur les spectateurs. Je travaille pour l’audience. C’est pour moi une fierté. Et le public est, je dirai, un bon guide, un bon patron. En tout cas, c’est lui mon patron. »

Ce qui déplace la question à laquelle le livre semble vouloir répondre : qui gagne la guerre ? La question est évidemment encombrante pour un américanophile, à laquelle d’ailleurs FM a certainement raison de répondre « les Etats-Unis mais » (mais « [les] blockbusters [des Etats-Unis] rencontrent le succès presque partout, car ils produisent non pas tant des films américains que des produits universels et globaux. (…) La priorité des studios et des majors ne consiste donc pas seulement à imposer leur cinéma ou leur musique, et à défendre un impérialisme culturel. Ce qu’ils veulent, c’est multiplier et élargir leurs marchés – ce qui est très différent. »). Citation qui sous-tend l’idée que l’argent n’aurait pas de goûts (élargir les marchés serait une opération neutre du point de vue des contenus). Mais en vérité la question de la culture de masse n’est pas « qui gagne la guerre ? », la question de la culture à l’heure actuelle, quelque nom que l’on donne à notre période, ne s’arrête pas à la lutte de pays à pays. Le fond de la question est « comment cette guerre nous fait-elle comme sujets de ses objets ? ». Comment les modes de production des objets mainstream et ces objets eux-mêmes nous produisent-ils à leur tour comme spectateurs, donnent forme à nos attentes, organisent nos sensibilités ?

6. démocratie
Il y a deux dimensions probablement fascinantes dans la réalité du mainstream, qui sont le nombre et le succès. La force persuasive de ce qu’il y a de « grand » dans ce public, dont on aura donc compris que c’était le nombre (…), tient à sa prétention à un universel consistant. Enfin un universel qui se fonderait sur du réel, du dur, le monde même (diable !). Mais il n’y a pas d’universel qui ne se fonde sur un particulier. C’est le subterfuge ou l’illusion de ce mainstream que de se poser comme un universel légitime (plus que ne le serait celui par rapport auquel il se définit et s’oppose, alternativement celui de la culture européenne, de la culture classique, de l’art). Le nombre, valeur subjective et qui apporte elle-même sa propre légitimité, est un principe de légitimité tautologique. FM : « Le nouvel arbitre [le nouveau critique culturel] a pour métier d’évaluer la culture, non plus seulement en fonction de sa qualité – valeur subjective -, mais tout autant en fonction de sa popularité – valeur plus quantifiable » (210). Quantifiable contre subjectif : on le voit, le haro sur la subjectivité n’est pas que l’apanage de la purge stalinienne, il est aussi à l’ordre des dégoûts du capitalisme hip.
Il y a une équivalence implicite, impensée pourrait-on dire, entre masse et démocratie. La masse est une valeur, que l’on taxe de démocratique pour en parachever l’excellence, mais en vérité c’est bel et bien une valeur de force, un coup de force, lié à la fois au nombre et au succès. « Guerre » dit-il. Valeur du nombre au nom de laquelle le petit nombre emporte un soupçon d’aristocratisme, d’élitisme, de sélection, de prétention. L’enjeu est ici évidemment de sortir de cette double équation aporétique :

quantité = populaire = démocratie
qualité = élitisme = aristocratie = art

Equation qui se vend dans le sens inverse, moyennant quoi l’oeuf Kinder et Mickey Mouse sont les symboles de l’accomplissement politique. Ces équivalences forment le socle idéologique dominant actuel en matière d’art et de culture. Il est catastrophique.

Je me contenterai ici de le dépoter par quelques questions ou affirmations pêle-mêle, que je te propose, cher lecteur bientôt-à-table-en-famille à titre de quizz de Noël : la démocratie est-elle le consensus ? Rihanna est-elle la Fréhel contemporaine ? A moins que Fréhel ne te soit une référence élitiste ? A moins qu’élitiste ne soit un mot trop élitiste lui-même ? Piaf, Dalida, Lady Gaga : est-ce le même populaire ? Comprend-on Terminator 3 quand on n’a pas vu les deux précédents ? Avez-vous déjà essayé de faire une explication de texte d’un épisode des Simpson ? (Bon courage). Et si le savoir était la condition de la culture mainstream ? Et son absence (de savoir préalable), sa plus grande illusion ? (3) Et si au lieu de parler de culture grand public, on parlait de savoir globalisé ? Tiens, amusant de constater que l’aristocratie était une valeur des groupes des sous-cultures prolétaires britanniques punk et reggae des années 1970. Quel est l’objet idéal de la culture populaire : le macramé, Jeff Koons, La planète des singes : les origines, un spectacle de François Tanguy, le vagissement du nourrisson? Sommes-nous soumis à un plan Vigipirate anti-art ? Quand les promoteurs de la culture dite populaire disent qu’il faut se mettre à la hauteur des gens, ils veulent dire en haut ou en bas ?

Bref, on ne posera bien la question de la culture que lorsque l’on cassera ces partages idéologiques. Pour l’instant la question qui ne s’énonce pas et que nous avons à poser, dont la réalité sous-tend les discours actuels, est : pourquoi l’art, en tant que notion, suscite-t-il une telle phobie ? Quelles sont les reconfigurations historiques actuelles entre le savoir et le pouvoir, dont l’art peut-être fait les frais ?

C’est sur cette dernière question affriolante que je te laisse, lecteur endurant, momentanément n’est-ce pas. Lecteur aimé, passe de bonnes fêtes. Méfie-toi des buffets à volonté (c’est une métaphore). Et je te retrouve de l’autre côté de l’année, pour la suite de nos aventures, « les vicissitudes du populaire », avec John Dewey et Eloy Fernandez Porta, en janvier 2012.

diane scott

A l’envers de l’exergue, je reprends, à L’Acteur public, organe du Théâtre Dijon-Bourgogne, la citation de Jean Vilar : « Il faudrait avoir le courage et l'opiniâtreté de présenter au public ce qu'il ne sait pas qu'il désire. »

 

notes

(1) Sur le modèle du partage informatique entre hardware (matériel) et software (logiciel), la production culturelle est partagée entre appareils (téléviseurs, MP3, ordinateurs, etc., le hardware) et les contenus (films, musique, livres, etc., le software). Cette distribution du vocabulaire va-t-elle dans le sens de la phrase de Fredric Jameson : « Capitalisme et culture sont indiscernables » ? Or, dans le cas où l’on entend culture dans le sens des beaux-arts, l’expression « industrie culturelle » est comme le dit FM un oxymore, une opposition dans les termes (532).

(2) Il va sans dire que la définition proposée de la tâche du critique dans cette citation est elle-même prise dans cette interprétation anti-art. On peut en proposer d’autres, par exemple, moins « artophobe » : la tâche du critique historiquement très précise a été pendant l’époque moderne de bâtir des ponts entre un art étrange, hérétique, hors-société et ses autres.

(3) L’idée que l’élitisme serait une valeur ou un procédé de l’art est un mensonge, il n’y a pas d’objet culturel qui ne joue sur la connivence comme les produits de l’industrie globalisée actuelle : que l’on pense à ce qu’imposent de savoirs les blockbusters des frères Wayans, les franchises des Saw, des Scream, des Terminator, ce qu’exigent de références des objets comme Friends, Les Simpson, la plupart des histoires de super héros en général, ce que mobilisent comme culture dite savante les clips de Lady Gaga, etc. Le savoir est la condition de la culture mainstream. Si l’élitisme est un usage discriminatoire du savoir, Les Simpson sont des objets infiniment plus élitistes que le plus décanté des spectacles de Claude Régy. Sauf à penser l’élitisme autrement… (et donc à en user aussi autrement).