8. sur la critique, en forme de pince à sucre

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sur la critique, en forme de pince à sucre

février 2013

 

Les dernières relectures du texte ont été faites en pensant à mon ami Philippe Puigserver qui est mort ce mois-ci, subitement et avant l’heure.

 

Cher assidu lecteur,
J’avais promis un texte pour début janvier – quelle fanfaronne ! Nous sommes déjà début février… Bon, qu’au moins, je poste ça avant la fonte des glaces.
Après avoir ferraillé avec la notion de « populaire », qui nous a occupé, enfin surtout moi, quelques chroniques, nous voici (re)lâchés dans la grande mer de la question du théâtre. Convenons entre nous, par honnêteté, que c’est une question, c’est-à-dire quelque chose dont on ne sait pas bien ce que c’est (est-on bien sûr, quand on fait du théâtre, que c’en est ?). Relâchés aussi dans l’océan bourbeux de l’histoire, puisque manifestement, la fin du monde est différée. Pas plus mal, j’avais encore quelques trucs à faire. Enfin, peut-être que c’est demain, aussi bien. On ne sait pas. Ça non plus.
Le théâtre et la fin du monde, on ne sait pas quand ça a lieu. Pff. Il est probable que mes collègues metteurs en scène et critiques sachent, eux, que l’un a bien lieu quand on le dit, et que l’autre, en revanche, n’aura jamais lieu. Re pff. Et si l’un n’était pas moins sûr que l’autre ? Voire. Je gage que la fin du monde est plus certaine que le théâtre. Et si nous posions comme parti pris de travail, à commencer par celui du critique, la question du théâtre – le théâtre comme question ? Ça n’a l’air de rien, comme point de départ, mais c’est assez : la fin du monde a eu lieu, et le théâtre, pas encore. C’est bien. C’est encourageant. Tout est possible.

Petit texte sur la critique en forme de pince à sucre, annoncé-je.

1.
Fredric Jameson :
« Pour ce qui est du postmodernisme, et malgré le mal que je me suis donné dans mon principal essai sur le sujet pour expliquer qu’il n’était pas possible intellectuellement ou politiquement de se contenter de célébrer le postmodernisme ou de le « désavouer » (quoi que cela puisse vouloir dire), les critiques de l’avant-garde artistique m’ont rapidement identifié à un vulgaire homme de main du marxisme alors que quelques uns de mes camarades les plus francs en ont conclu […] que j’avais fini par quitter le grand bain et avais viré post-marxiste […].
La plupart des réactions confondaient trois choses, le goût (ou opinion), l’analyse et l’évaluation, qu’il me semblait préférable de laisser séparées. Le « goût », dans le sens médiatique le plus vague de préférences personnelles, correspondrait à ce qu’on désignait jadis, de manière noble et philosophique, comme étant le « jugement esthétique » […]. L’ « analyse », c’est pour moi cette conjoncture rigoureuse bien particulière d’une analyse formelle et d’une analyse historique qui constitue la tâche spécifique des études littéraires et culturelles : la définir plus précisément comme l’exploration des conditions historiques de possibilité de formes spécifiques […]. [C]e que j’appellerai l’ « évaluation » […] ne repose plus sur la question de savoir si une œuvre est « bonne » (à la manière d’un ancien jugement esthétique), mais essaie au contraire de garder vivantes (ou de réinventer) des appréciations de type socio-politique qui interrogent la qualité de la vie sociale au moyen du texte ou de l’œuvre d’art individuelle, ou de hasarder une estimation des effets politiques des mouvements ou courants culturels […]. »

(Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Beaux-arts de Paris, 2007, p. 415-417.)

2.
Un cliché de la plainte journalistique consiste à déplorer la réduction des espaces consacrés à la critique dramatique, ou culturelle en général. C’est une peau de chagrin, et toujours plus reléguée à la fin des publications. Bien que les spectateurs des théâtres soient plus nombreux que les spectateurs des stades, rien d’équivalent à L’Equipe, par exemple, etc. C’est vrai mais il y a une dimension oubliée de la chose que recouvre exactement la couleur décadentiste de la déploration. Le problème ne vient pas moins de la réduction de l’espace que de la perte de substance, ou du manque de substance, de ces espaces. Il y a quand même beaucoup de critiques actuels qui ont, à mon goût, bien trop de place encore. Me semble plus intéressante la question du partage des natures de parole dans l’espace éditorial : qu’est-ce qui relève de la parole publicitaire ? De la parole critique ? Y a-t-il des équivalents, par exemple, aux Cahiers du cinéma ou à Positif d’abord, et à Trafic ou Vertigo* ensuite, dans le monde du théâtre ?

(* revues de cinéma)

3.
Je trouve ceci d’éclairant et salutaire sur le blog de Petit Câstle, commentant une chronique d’Armelle Héliot sur son blog du Figaro :
« - [Certains mots]  sont en gras dans son article. La critique fait délibérément le choix sur son blog de graisser des mots, des phrases, signifiant ce qui pour elle est le plus important. Une sorte de simplification à la lecture, une aide en ligne adaptée au média internet, en somme. […] Et qu'après m'être très, très fugitivement demandée si nous graisserions des éléments de nos articles, j'ai décidé que non. Hormis l'accroche introductive, le reste demeurera en 2012 désespérément maigre. Au diable les béquilles visuelles et intellectuelles à destination de nos (supposés?) lecteurs. »

(Le glob de petitcâstle, « Hors-sujet (un peu) », blog accessible via le site du Théâtre Dijon Bourgogne, 7 janvier 2012)

4.
Extrait d’une interview avec Clara Claytman, journaliste hongroise spécialisée dans différentes choses.
- Mais alors, Diane, qu’est-ce qui vous permet de dire que la critique aujourd’hui n’est pas aussi forte qu’elle le devrait ?
- Je crois que la critique telle que j’ai envie d’en lire est une critique globale, au sens où elle cherche à inscrire les objets qu’elle prend en considération pas seulement dans un goût et son argumentaire, mais aussi dans une histoire, et surtout dans un contexte (sourire). On se demande toujours à qui le critique dramatique s’adresse – sachant que la question se pose beaucoup moins pour la critique de cinéma, compte-tenu du caractère éphémère du spectacle. Parle-t-on à ceux qui ont vu, pourraient voir, ou aussi à ceux qui ne verront jamais ? Il y a un écueil demi-mondain de la critique dramatique qui tient beaucoup, il me semble, à l’idée que puisque le spectacle a une vie courte, le commentaire qui en est fait peut s’autoriser à manquer d’ambition. C’est dommage, il faudrait affirmer au contraire une certaine autonomie du texte critique, et donc une valeur intellectuelle à part entière. N’édite-t-on pas les textes de Roland Barthes sur le théâtre cinquante ans après ? Il y aurait donc ce premier paradoxe, je crois, que le développement de la presse, qui va de pair avec celui de la critique dramatique, a aussi coïncidé avec une forme d’appauvrissement de son propos, à la différence de ce qui pouvait s’écrire dans les revues au XVIIIème siècle par exemple. Papier jetable, critique sans conséquence (autre que circonstancielle). Je crois au contraire qu’il faut écrire nos critiques pour ceux qui n’ont pas vu et ne verront jamais le spectacle dont on parle. C’est la condition pour aller au-delà de la fonction lubrifiante, pour que le propos s’empare d’enjeux plus grands. C’est le premier point, une tendance « naturelle » (liée au caractère passager et du spectacle et de la « presse ») à ne pas assez prendre sa parole au sérieux.
Le second point est lié aux circonstances de la culture politique de l’époque. Quand la seule chose que l’on attende des salles de théâtre est qu’elles soient pleines, il n’y a plus de critique possible, il n’y a plus que de la communication, de la publicité si vous préférez (grimace). Cela induit même des effets de censure : ne pas décourager le public. Les équipes artistiques attendent aussi de la presse qu’elle soit une aide à la diffusion. Tout cela concourt à créer les conditions structurelles d’un appauvrissement intellectuel dans le rapport au théâtre. Moi qui suis metteur en scène puis vous dire combien il est incompatible, dans ces conditions, de travailler à produire ses spectacles et d’avoir une parole critique libre. Il arrive fréquemment que l’on me reproche des prises de position négatives sur des spectacles, dont les metteurs en scène-directeurs de lieu m’expliquent ensuite, dans le meilleur des cas avec une courtoisie relative, combien ma liberté de ton me coûte de possibilité de dialogue avec eux. Et eux ne se censurent pas pour faire de tels appels à la brosse à reluire ! Cette situation particulière que j’occupe – metteur en scène et critique (qui est d’une infinie banalité si on remet les choses en perspective historiquement et au delà du théâtre) – et les difficultés que j’ai à tenir ces deux positions, mettent en valeur une situation générale : quelles prises de parole dans le théâtre aujourd’hui échappent à cette loi courtisane ? On peut en conclure banalement que conditions de travail et liberté de parole sont liées, plus la précarité est grande, plus la parole, et in fine l’exercice de la pensée, sont corsetés. Sur le long terme, cela a des effets d’autant plus dévastateurs que cette censure d’un genre particulier, qui sévit en terre de démocratie libérale, est intégrée, elle n’est pas ressentie comme imposée. Qui se plaint de ne pouvoir exprimer librement son avis ? (à part moi, pour une revue hongroise spécialisée!) Le théâtre proclame volontiers son appétence singulière et irréductible pour le travail de la pensée mais son exercice très concret, ses « modes de production », conditionnent plutôt le contraire, la pensée la plus timorée et servile possible. On peut en conclure ensuite que le monde de la culture est peut-être parmi tous les milieux professionnels celui qui réalise le mieux le marché dans sa vérité : son illusion de liberté et sa réalité de violence sociale et intellectuelle. A laquelle s’ajoute une surveillance de l’Etat toujours plus poussée en matière salariale. Il serait très amusant de comparer les différents degrés de contrôle de zones professionnelles très différentes, l’enseignement, la  restauration, le spectacle. (fin de l’entretien, coupé en plein milieu de cette digression portant prometteuse.)

5. portraits

* le critique affirmatif ou le critique oui-oui
- confond critique dramatique et test de consommation
- écrit des choses du genre « un spectacle à ne pas rater !» ou « on ne s’ennuie pas un seul instant !» ou « pari risqué mais pari tenu ! »
- sépare l’ambition critique de l’ambition théorique
- pense qu’aller au théâtre, c’est toujours mieux que de rester devant sa télévision
- trouve que ça fait du bien de voir ça parce que la crise
- se dit qu’il faut toujours se mettre à la place du spectateur lambda
(mais estime qu’il doit être bien placé dans la salle, parce que quand même)
- parvient à citer les noms de chaque comédien et à donner un adjectif pour chacun
- aime s’y retrouver
- trouve que c’est formidable, tous ces gens qui font des tas de choses

* le critique interrogatif ou le critique critique
- ne se considère pas différent du spectateur lambda
- n’isole rien de ce qui relève du travail de la pensée
- ne supporte pas tout ce qui a l’air de le prendre pour un c… : mots en gras sur les dossiers de presse, cacahouètes lancées depuis la scène
- aime s’attacher aux détails, aux à-côté, aux en-dessous, aux rien-à-voir (docs de com’, mobilier du bar, parcours pour aller s’asseoir à sa place, costumes des hôtes de salle, manières de salut des comédiens, producteurs refoulés en fin de plaquettes de saison)
- tombe, à un moment donné et d’une façon ou d’une autre, sur la question des conditions de production
- part toujours du principe que ça parle d’autre chose
- pense que finalement mieux vaut rien que pire

(J’emprunte l’opposition affirmatif / interrogatif au monde du design. Le design radical, né à la fin des années 1960 en Italie, proposait en effet la distinction entre design affirmatif, commercial, avalisant l’ordre en place, et le design interrogatif, qui remet en cause le statu quo notamment domestique en proposant des objets qui déplacent les perceptions et les usages.)

6.
Il me plaît de faire une référence par ricochets à l’opposition que pose Howard Barker entre théâtre humaniste et théâtre catastrophique. C’est-à-dire que le parti pris de méthode emporte aussi un parti pris en termes de contenu (on pose qu’on ne sait pas quand ça a lieu, le théâtre, mais on a quand même une vague idée de ce que ça n’est pas).

Le théâtre humaniste   
Nous sommes tous vraiment d’accord.
Quand nous rions nous sommes ensemble.
L’art doit être compris.
La finesse d’esprit lubrifie le message.
L’acteur est un homme/une femme
non différent de l’auteur.
La production doit être limpide.

Nous célébrons notre unité.
Le critique est déjà
là de notre côté.
Le message est important.
L’auditoire est cultivé
et il rentre chez lui
heureux
ou
fortifié.

Le théâtre catastrophique

Nous ne sommes d’accord que rarement.
Le rire dissimule la peur.
L’art est un problème de compréhension.
Il n’y a pas de message.
L’auteur est d’une nature différente.

L’auditoire ne peut pas saisir tout ;
Pas plus que ne le pouvait l’auteur.
Nous nous querellons pour aimer.
La critique doit souffrir comme tout le monde.
La pièce est importante.
L’auditoire est divisé
et rentre chez lui
ébranlé
ou confondu.
    
(Alternatives théâtrales n°57 sur Howard Barker, traduction Philippe Régniez, p. 63.)

 

7.
Une chose m’apparaît clairement : la solidarité des termes d’art et de critique d’une part, et d’autre part le corollaire de ce couple : l’abandon de la notion d’art comme catégorie de travail et la transformation de la critique en publicité.

8.
Walter Benjamin, extraits des treize thèses sur la technique du critique :
« II. Qui ne peut prendre parti doit se taire.
III. Le critique n’a rien à voir avec l’exégète des époques passées de l’art.
IX. Seul celui qui peut anéantir peut critiquer.
X. La vraie polémique gourmande un livre avec autant de tendresse qu’un cannibale qui se prépare un nourrisson. »

(« Défense d’afficher », in Sens unique, Maurice Nadeau, 1978, p.172-173)

9.
Walter Benjamin :
« Dans l’œuvre d’art [la critique] fait apparaître l’idéal du problème à travers l’une de ses manifestations. Car elle constate finalement en elle la possibilité d’une formulation portant sur la teneur de vérité de l’œuvre d’art, en tant que problème suprême de la philosophie. »

(« Les Affinités électives de Goethe » in Œuvres I, Gallimard, 2000, p. 351.)

10.
Parmi les textes qui portent la critique à son point le plus éblouissant, je voudrais citer le texte de Fredric Jameson sur Passion de Godard (« Collectifs high-tech chez le Godard tardif », Fictions géopolitiques, Cinéma, capitalisme, postmodernité, Capricci, 2011) et le texte de Walter Benjamin sur les origines du fascisme en Allemagne (« Théories du fascisme allemand, à propos de l’ouvrage collectif Guerre et guerriers, publié sus la direction d’Ernst Jünger », Œuvres II, Folio essais, 2000).

11.
La critique a à voir avec la destruction. Dans la tradition des Lumières, il s’agit de détruire l’ « erreur » : superstition, mythologie, idéologie. Autrement dit, déconstruction d’un discours à chaque fois. Ça veut dire qu’il n’y a pas de spectacles mauvais, il y a des spectacles complaisants (avec quelque chose, à chaque fois). Et aussi : qu’il n’y a pas d’esthétique qui ne soit un discours sur le monde. On reproche parfois à certains critiques d’être violents (scalpel, acide, rabat-joie), mais l’affirmer c’est souvent avaliser la violence à laquelle ils réagissent, qui a pour elle la force anesthésiante de la doxa.

« Notre théâtre, pour la très grande majorité de ses salles, est un théâtre vieux, particulier, anachronique, entièrement coulé dans les formes de l’idéologie bourgeoise traditionnelle : son public (…) y trouve, parce que son argent l’y impose, un espace clos, feutré, étouffé, inapte à la tragédie, fait pour le secret de police ou d’alcôve, et tenant le spectateur dans la réplétion inerte de l’homme qui a payé pour qu’on le débarrasse sans douleur de ses quelques menus fantômes. (…) Les complaisances dont jouit actuellement le théâtre bourgeois sont telles que notre tâche ne peut être d’abord que destructrice. (…) Au triomphe des mythes, ne peut répondre qu’un effort de démystification. »

(« Editorial », Théâtre populaire, janvier-février 1954, texte publié non signé, in Barthes, Roland, Ecrits sur le théâtre, Le Seuil, 2002)

« Alors, la solution ? Lutter sur tous les fronts et tenir le spectacle bourgeois contemporain pour objet d’une interrogation totale. Et si cette interrogation prend parfois  une forme un peu trop dogmatique aux yeux de certains, qu’ils nous excusent mais nous comprennent : le théâtre bourgeois est bien défendu, on ne le combat pas à demi. »

(« Editorial », Théâtre populaire, septembre 1954, Publié non signé, in ibidem.)

12.
Existent dans quelques pays des syndicats de la critique. En France, le Syndicat Professionnel de la Critique de Théâtre, Musique et Danse a été créé en 1877. Il continue de vivre aujourd’hui, s’interrogeant sur ses fonctions et sa vitalité, et les discussions soulevées portent notamment sur les mutations du métier. Mutations liées à deux phénomènes, le développement de la critique, notamment amateure, via Internet d’une part, d’autre part les transformations du métier, au nombre desquelles la précarisation, due à de nombreux facteurs. La fragilité de la presse et le développement des outils de communication des théâtres (plaquettes, lettres, revues, sites) conduisent le critique actuel à partager son travail entre différentes formes de « rédactionnel » où la critique proprement dite occupe souvent la portion congrue. Il n’y a donc plus guère de jeunes critiques aujourd’hui qui gagnent la majorité de leurs revenus avec la pratique de la critique. Et nous sommes nombreux à être à la fois salariés (pigistes) pour des supports presse ou web et à être aussi salariés par des théâtres (pour de la rédaction autre que critique). Il est donc tout à fait dépassé de réclamer le « plein emploi » du critique pour le considérer comme tel – ce qui n’exclut pas de lutter pour de meilleures conditions de travail.
Mais le point le plus litigieux, au sein du Syndicat, est la grande ouverture de la publication via Internet, qui prive soudain le critique officiel de son sentiment du privilège de parole. Les mauvais esprits auxquels je me pique d’appartenir trouvent au contraire à cette situation une dimension absolument affriolante : bien entendu parce qu’elle agace ceux qui ne fondent leur privilège de parole que sur leur statut, et non sur l’usage qu’ils en font ; ensuite parce qu’elle contient la possibilité d’une égalité des paroles de chacun. La critique professionnelle devrait se réjouir de cette multiplication des petits pains critiques, parce qu’on pense ensemble, et pas seul. Je trouve des choses à l’occasion fort éclairantes et savantes et bien écrites sur des blogs amateurs tandis qu’il m’arrive plus souvent qu’à mon tour de tomber sur des textes affligeants de complaisance et d’insignifiance intellectuelle sur des supports visibles et professionnels . Nous avons tous à gagner à ce qu’il n’y ait pas d’autorisation à parler.

13. bonus track
populaire appendice appendicite
ou une critique de la critique
ou « j’ai du mal à lâcher l’affaire »

Le Cendre Dramatique National d’Aubervilliers, « La Commune », présente, « en guise de généreux cadeau d’adieu anticipé », comme l’écrit (ironiquement ?) un grand confrère, le dernier spectacle de Didier Bezace en tant que directeur de la chose : Que la noce commence, adaptation du film Au diable Staline, vive les mariés ! (2008) de  Horatiu Malaele. Spectacle qui porte aux nues la notion de « populaire », pendant ses presque trois heures comme dans le discours qui le propulse de ci de là. Il faut écouter le metteur en scène dans les différentes émissions où il fut invité pour prendre la mesure de l’interdit de pensée qu’un tel mot suscite, à la mesure de son flou conceptuel et de sa répétition. Il ne vient d’ailleurs à l’idée d’aucun journaliste de lui demander ce qu’il entend par là : mais il faudrait qu’eux-mêmes ne soient pas dans le respect hébété que ce mot-gorgone impose.

Le spectacle raconte comment un village de Roumanie fut rasé par les chars soviétiques en pleine noce, et ses habitants massacrés, parce qu’ils avaient violé la semaine de silence imposée après la mort de Staline. Le metteur en scène résume ainsi l’enjeu : « l’intrigue impose l’ingéniosité populaire comme une forme universelle de résistance à toutes les oppressions ». Citons quelques extraits de presse : « Bezace et la troupe portent haut le plaisir de filer un récit à la fois populaire en diable et si parlant au fond sur son temps historique » (L’Humanité), « Didier Bezace nous offre l'histoire comique, tragique et rabelaisienne d'un village dans la Roumanie de Staline. (…) une folle tendresse pour les petites gens et une saine liberté face aux lendemains qui déchantent » (L’Express) ; « ce grand moment de communion collective : l’essence du théâtre populaire. » (Scène web) ; « Il y a des scènes d’une drôlerie rabelaisienne. Du rêve aussi. Une véritable fête du théâtre. » (Première). Je ne cite pas tout. Perso, ça me ferait mal qu’on parle d’un de mes spectacles en ces termes, et ça ne risque rien (rires). Je passe sur la convocation systématique de l’adjectif « rabelaisien », qui doit connoter vaguement la mâchoire élargie et quelque chose qui dégouline, chez des critiques qui ne l’ont probablement jamais lu (Rabelais). (Il faudrait faire un sort aux adjectifs éponymes galvaudés, genre « kafkaïen », « rabelaisien », « beckettien » et « rimbaldien », respectivement synonymes de bureaucratique, populaire, maigre et adolescent, mais en plus lourd, pour philistin-perdant-de-vue-son-baccalauréat. Là aussi, ça doit faire un peu mal. Les auteurs qui n’ont pas encore été passés au presse-purée doivent claquer des dents de peur que ça ne leur tombe dessus. Imaginons ? Non, n’imaginons rien.)

Alors, qu’est-ce à dire, ici, que cette débauche de « populaire » dans toutes les phrases ? On ne peut pas se contenter de dire que ça n’est là que pour faire vendre. Ça raconte quand même quelque chose, et précisément, dans la confusion même de l’usage. Ça s’appelle l’idéologie.
On y retrouve : 1) un grand soulagement à l’égard du communisme, c’est-à-dire ici à l’égard de toute velléité de changer quoi que ce soit à la situation sociale en place. Ça fait tellement de bien au capitalisme démocratique de se réconforter dans l’idée que tout ce qui déroge au diktat de la croissance et le totalitarisme stalinien, c’est EXACTEMENT la même chose. Que ce doit être bon, à L’Express, de pouvoir écrire « les lendemains qui déchantent » ! Dans ce contexte, il faut bien reconnaître que dénoncer la menace grimaçante du Parti Soviétique, en France en 2012, est un acte d’une bravoure étonnante.
Les commentaires du spectacle témoignent 2) d’un mépris des pauvres qui n’a d’égal que la mise en scène de la charité qui va avec (« une folle tendresse pour les petites gens »). Est-ce que cette morgue de classe n’est pas navrante ? (Au moment du reste où la Russie déstalinisée déploie sa folle tendresse pour les grosses gens.) [Flash : la scène de Caro Diaro où Nanni Moretti relit à un critique son propre texte et où celui-ci sanglote de honte.] Dans le même ordre d’idée, à chaque fois que l’on parle de « rendre sa dignité » à quelqu’un, c’est que ça va vraiment très mal pour lui… Le paternalisme social qui transparaît dans les critiques est d’ailleurs significatif de l’ambiguïté du statut du « peuple » dans le spectacle, qui est en fait un faire-valoir du statu-quo capitaliste actuel.
Enfin ça raconte 3) un fantasme théâtral et politique où populaire veut dire ‘foule d’individus identifiés les uns aux autres dans un seul et même mouvement’, genre la messe. On dit alors « un grand moment de communion collective ». Et on ajoute : « l’essence du théâtre populaire ». Que le modèle religieux ait été déterminant pour penser l’assemblée théâtrale est une chose, qui se repère historiquement, en revanche que le modèle religieux de la communion soit posé comme l’idéal du rassemblement théâtral me semble être un problème. S’y attachent sans doute des vœux d’unanimisme et de mise en ordre qui, en outre concernant ce spectacle, ne peuvent avoir qu’une saveur acide.

Populaire, dans ce cas précis, aura donc signifié dans le même temps : 1) défenseur de l’ordre (capitaliste) en place, 2) pauvre-mais-si-mignon (mais surtout qu’il ne s’approche pas trop), 3) socle symbolique d’un fantasme d(e retour à l)’ordre par l’identification. « Populaire » recouvre donc une opération d’encodage idéologique : ceux à qui l’ordre en place complait le font dire fictivement par les derniers auxquels il convienne réellement. L’Express fait dire aux paysans roumains des années 1950 que le communisme, c’est vraiment de l’arnaque. Quelle aubaine ! Populaire recouvre donc l’énoncé suivant : les plus pauvres plébiscitent le monde qui les écrase. En somme, le peuple, dans son usage idéologique courant, c’est le masque de légitimité qu’usurpe toute domination. Parler de populaire, c’est revendiquer de façon performative, simplement par le fait de le dire, une vérité, et une vérité quant à la politique. Et pour énoncer ce que pense celui qui le dit. Le peuple, c’est une fiction du pouvoir, et il lui fait dire ce qu’il veut. En l’occurrence. Le théâtre populaire, en sa vocation noble, n’a donc toujours pas eu lieu. Quant à la fin du monde, à suivre… (i. e. la fin du monde comme fil à suivre).

 

dis’gust