6. DEWEY

diane scott - texte n°6

 

John Dewey ou les vicissitudes du populaire
(deuxième partie)

janvier 2012

 

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0. resituer la question
Cher lecteur,
Nous avançons tous deux, nous clopinons, toi et moi, au milieu du chemin de nos saisons, en la forêt obscure de cette terrible question de la culture, et de son attribut naturel, brumeux comme Elseneur, le populaire. Quelques phrases pour resituer la chose. Un faisceau de lampe torche dans l’épais brouillard. Quelques hurlements au loin. Oui, on pense que la culture est une question froide, plate, réglée, qu’elle est bonne pour la fin des journaux et les suppléments des magazines. Et bien non, c’est un vrai slasher (sous-genre du film d’horreur qui met en scène les meurtres d’un psychopathe). On y risque sa peau, comme ailleurs. Alors, tiens bien ton colt, ton opinel ou ton porte-mine, lecteur, faisons encore quelques  pas entre boue et sacs de pluie.
Tous les livres sur la culture aujourd’hui commencent de la même façon : ils disent qu’il y a deux définitions à ce mot, une française, humaniste, qui fait de la culture un savoir constitué et réfléchi, une germanique, anthropologique, qui fait de la culture, de la Kultur, la somme des attributs d’une civilisation donnée. Et ces livres de dire aussitôt – d’ailleurs souvent, c’est leur titre – que la culture est en crise, en grosse crise. Gla-gla. (Lecteur, je t’avais prévenu.) Mais ces livres se devraient d’ajouter une troisième dimension au mot, a fortiori pour parler de son éventuelle « crise », qui est sa définition disons moderne et qui correspond à la culture comme projet politique, cette pensée au croisement de l’Etat, de l’Histoire et de l’art, qui pose la culture comme scène privilégiée de l’émancipation. Autrement dit, la culture est cette pensée de l’Etat qui prend acte de l’art comme outil de l’Histoire. Et ce serait alors celle-ci, cette troisième culture, celle qui va avec un Ministère, qui serait en « crise ».
Crise, mais pourquoi ? Demandes-tu, hagard et ruisselant, cerné par les nuages bas et les canards agressifs. Mais crise enfin parce que la culture comme politique a manqué le peuple ! Parce que, disent-ils, les théâtres n’accueillent pas assez d’ouvriers, de paysans, de SDF (euh, non, tiens, pas les SDF), les musées sont des lieux de ségrégation sociale, l’Etat finance le divertissement de toujours-les-mêmes, il y a un mur de Berlin qui traverse Avignon (c’est Philippe Torreton qui le dit, j’invente rien (1)). La culture est une jouissance de classe, alors qu’elle se promettait d’être le ferment de l’Histoire, d’être la levure du peuple en tant que lui-même (attention, rien à voir avec l’identité nationale).
Et à ce moment là, ils inventèrent le mot d’élitisme. Et là, oui, lecteur, tu peux trembler.

Mon propos n’est pas de dire que tout va bien, loin de là. Il est d’appeler à la défiance à l’égard des usages dangereux de ce mot (élitisme). Et de tenter de mettre au jour les enjeux véritables qui sous-tendent cette obsession de la crise de la culture. C’est-à-dire de tenter de reposer la question de la culture en ses justes termes, à la hauteur de ce qu’elle exige. Or la question de la culture est épineuse à l’endroit exact où celle-ci tente d’atteindre son adresse, c’est-à-dire à la question du peuple. J’aurais envie de formuler l’hypothèse un poil lacaniennement que le peuple n’existe que d’avoir été abandonné, que le projet de peuple n’atteint son adresse qu’à la manquer. Et qu’à défaut de la manquer, advient le pire. Le pire politique et le pire artistique peut-être, même si il n’est pas à exclure que leurs peuples respectifs ne soient pas les mêmes (hypothèse number two). Mais, lecteur subtile, je laisse en suspens les hypothèses 1 et 2 pour reprendre le fil du chemin : le populaire est en effet la vérité de la culture au sens moderne du terme, et tout le monde s’écharpe pour savoir ce que veut dire ‘populaire’, du coup, et à juste titre. Parce qu’en effet, rien n’est moins simple. Et ce n’est pas l’abondance de blabla divers à l’approche des élections présidentielles qui va nous aider. Avec Nadine Morano, on a une idée certaine de ce que par « populace » on peut commencer d’entendre, mais « populaire », lui, reste une énigme. Et c’est assez dire que de faire cette distinction.

L’autre jour, je veux dire l’an dernier, au cours de notre précédente promenade, doux lecteur, nous avons observé, à l’occasion de la lecture de Mainstream de Frédéric Martel (2010), que certains pensent que la culture de masse actuelle réalise le populaire, en tant que fusion de l’art et du divertissement d’une part, c’est-à-dire comme abolition de la distinction entre savant et populaire, et d’autre part en tant que pourvoyeuse d’objets aimés d’une quantité mondiale de gens. Le Roi Lion serait ainsi le symbole de la culture dans son aboutissement historique, historial même. C’est là une façon de dire que s’adresser au plus grand nombre possible, c’est s’adresser à tous. Car, si la culture en son projet moderne est « s’adresser à tous », la question de la culture est de répondre à : ‘qui est ce « tous » ?’. Penser une politique culturelle, c’est dire ce que signifie ce « tous » que contient ce « s’adresser à tous », devise historique de la culture. Acheter une installation en tant que directeur d’une structure publique d’art, programmer un spectacle en tant que théâtre public, c’est postuler que cet objet a lieu d’être proposé dans le cadre d’une conception de la culture comme espace d’intervention publique, cela emporte donc une réponse à la question ‘qu’est-ce que « s’adresser à tous » ?’. Mainstream répond à la question de cette manière : ‘tous’ =  le plus de monde possible. Le peuple serait une question quantitative. Donc la vérité de la culture, c’est la culture industrialisée actuelle, majoritairement américaine. C’est une option, au sujet de laquelle j’avais émis quelques réserves, sur un ton très amène, ce qui ne me ressemble guère, et dont les fêtes de Noël t’ont peut-être laissé un vague souvenir. Si ce n’est pas le cas, tant pis, lecteur oublieux, je ne répèterai rien. Je poursuis ma route.
Aujourd’hui, c’est Dewey.

 

1. dewey
Quand je dis Dewey (aux States, ils disent [douwi]), je pensais parler de l’auteur, mais force m’a été de constater que c’était d’une métonymie dont il s’agissait, parler de Dewey c’est aussi tenir compte des discours qui s’en réclament, en relative extension ce me semble. La question est autant la vérité du dire de Dewey que son usage actuel, en France aujourd’hui du moins. Il est convoqué à l’appui de nouvelles théorisations, plus ou moins consistantes et savantes, disons de nouveaux discours sur la culture.
Un mot d’abord de John Dewey, philosophe américain, à l’œuvre abondante, controversée, plurielle. Né en 1859 et mort en 1952, ses écrits sont redécouverts depuis les années 1980 avec le retour en faveur du pragmatisme, éclipsé de la scène intellectuelle depuis l’après-Seconde Guerre Mondiale par la philosophie analytique. Le pragmatisme se pense comme une philosophie de l’enquête, et l’enquête est ici considérée comme le modèle de la pensée, le moyen de fonder véritablement tout énoncé. Aussi la notion d’expérience est-elle centrale. Le pragmatisme est en conséquence aussi une philosophie de la connaissance : la vérité n’est pas une donnée transcendantale, mais un résultat de l’expérience. Dewey est surtout connu pour son œuvre de théoricien de la pédagogie, il a commencé comme psychologue, puis comme penseur de l’éducation ((il a créé l'école-laboratoire de l'université de Chicago en 1897), enfin il a beaucoup milité parallèlement pour la démocratie. Il écrit notamment : « Dire de la démocratie qu'elle est seulement une forme de gouvernement reviendrait à dire du foyer qu'il n'est rien d'autre qu'un assemblage de briques et de mortier, ou qu'une église est un bâtiment avec des bancs, une chaire et une flèche. »

Qu’il ait travaillé sur la démocratie et l’éduction explique peut-être qu’il en soit venu, à la fin de sa vie, à travailler sur la culture, plus exactement sur son objet, l’art. En 2005 est parue la première traduction en français d’une série de conférence que Dewey donna à Harvard en 1931, publiées en 1934 sous le titre Art as Experience. En français, L’art comme expérience. (Je citerai l’édition Folio Gallimard, 2010, et les numéros entre parenthèses après les citations renverront à ses pages.) La pensée sur l’art de Dewey est fortement articulée à son combat politique en tant que démocrate. L’égalité lui semble être compromise par l’art, tel qu’il s’est construit historiquement, comme un espace hiérarchisé et potentiellement discriminant. Le problème se pose quand c’est l’art en tant que catégorie, et non plus seulement dans certaines pratiques sociales, qui est pensé comme une valeur anti-démocratique. Et il me semble que c’est très exactement là où se situe l’enjeu de la relecture de Dewey en France aujourd’hui, dans l’appui théorique qu’il offrirait à la défense de cette idée (que pour l’instant personne n’ose formuler de façon aussi abrupte, mais dont l’esprit est bien celui-ci).

Dewey pense l’art à partir de ce qu’il nome l’expérience esthétique et dont il dit qu’elle est quotidienne et propre à chacun. Une ménagère faisant une tarte, un homme astiquant sa voiture (c’est l’Amérique des années 1930…) éprouvent des expériences agréables, qui sont le cœur de l’expérience esthétique. C’est pourquoi l’art se devrait d’être le meilleur de ces expériences agréables, le sommet de la montagne dont la plaine serait le tout-venant de nos vies ordinaires (Dewey utilise beaucoup de comparaisons naturelles) : pas de différence de nature entre l’art et l’expérience courante, mais une différence de degré, d’intensité (Dewey insiste sur cette idée d’expérience intense). Les modèles théoriques de Dewey sont la nature et les sociétés primitives. Le « sauvage » et le chien sont, selon Dewey, dans une immédiateté de l’expérience qui est la vérité de l’expérience en tant que telle. Aussi, l’art, qui se doit d’être la vie dans son intensité retrouvée, doit tendre à nous offrir la possibilité de retrouver cette immédiateté des choses, cette fusion de l’être et du monde, cet idéal-chien si on me permet ce raccourci. « Le chien n’est jamais pédant ni académique (…). » (54) écrit-il. Et : « Les activités du renard, du chien et de la grive peuvent du moins être des rappels et des symboles de cette unité de l’expérience si fractionnée lorsque le travail devient labeur, et que la pensée nous isole du monde. L’animal vivant est pleinement présent, il est là tout entier, dans la moindre de ses actions (…). » (53-54) (Je souligne en italique.)

Dewey pense l’homme comme un organisme dans un contexte auquel il doit s’adapter en régulant les écarts qui le séparent sporadiquement de son environnement. Modèle naturaliste inspiré de Darwin, qui explique d’ailleurs que le titre de sa première conférence soit « L’être vivant » et non pas « L’homme » ou « L’être humain ». Equilibre, adaptation, intégration sont donc les maîtres mots de cet « être vivant » qui est l’homme autant que l’animal. Or la résolution des tensions produit la satisfaction, « moment de vie extrêmement intense ». On comprend dès lors combien pour une telle pensée l’art en tant que catégorie est insupportable, puisque tout ce qui vient rompre l’unité supposée de l’être vivant et de son environnement est coupable d’une atteinte à la vie, au même titre, comme Dewey le dit, que la pensée. « L’esthétique est synonyme d’artificiel » (44) s’étonne-t-il ironiquement, depuis sa conception de la nature comme vérité de l’homme. D’où un anti-intellectualisme que trahissent ses exemples dont le caractère bon enfant ne doit pas masquer la virulence polémique.

Tout ce qui vient établir des séparations est à bannir et Dewey travaille à « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence » (41). Que sont les « processus normaux de l’existence » ? On saisit vaguement qu’il s’agit d’interdire que quoi que ce soit dépasse un certain périmètre de ce qu’on dit qu’est « l’ordinaire », notion idéologique s’il en est. Je cite de nouveau : « Même une expérience rudimentaire, si elle est une expérience authentique, sera plus en mesure de nous donner une indication sur la nature intrinsèque de l’expérience esthétique qu’un objet déjà coupé de tout autre mode d’expérience. » (41) On comprend par moments que Bertrand Russell ait pu dire que Dewey n’était qu’un amas de salmigondis.

 

2. hum
On pourrait suggérer d’abord que l’art et l’esthétique ne sont pas les mêmes choses – on peut parler de l’esthétique d’une cafetière – et qu’en effet si l’esthétique peut-être une dimension quotidienne, transversale à tout objet, a contrario l’art est ce mot qui définit une catégorie d’objets spécifiques. On peut aussi avancer qu’intense et agréable ne sont pas non plus la même chose, alors que Dewey les utilise alternativement, comme des qualificatifs du « plaisir ». Un accouchement est assurément une expérience intense, mais pas nécessairement agréable, par exemple. On pourrait avancer qu’intense et agréable pourraient même être les attributs paradigmatiques de ces deux pulsions posées par la psychanalyse comme antagonistes, pulsion de vie et pulsion de mort… Dans le même ordre d’idées, on pourrait lui opposer qu’en effet, cette jouissance primordiale est perdue, que l’homme est un être de langage et qu’à ce titre, cette plénitude de l’expérience qui fait la vie des chats, des lamas et des ouistitis si enviable, nous est à jamais interdite et que cette immédiateté de l’expérience a toutes les chances de ressembler, concrètement, à un fantasme new-age pour bobo archi-urbain en mal du bruit des vagues, ou à la mort tout simplement…

Mais on s’attardera plutôt sur autre chose, ou l’on formulera autrement : une double hantise porte ces conférences d’Harvard (je me concentre sur les deux premières, « L’être vivant » et « L’être vivant et les choses éthérées »), la hantise de l’art et de la séparation, qui dans cette configuration intellectuelle sont comme synonymes. L’art en effet est ce mot qui définit une catégorie d’objets « à part », distincte donc du reste, séparée. Les phrases sur ce que Dewey pense de la vie à Athènes – il s’agit d’une Athènes façonnée aux besoins de sa démonstration, mais peu importe à ce moment là de notre déroulement – insistent sur la non-séparation, l’organique, le faire-partie, la non-division : « La vie collective telle qu’elle se manifestait dans la guerre, le culte, le forum ne connaissait aucune division entre ce qui était caractéristique de ces lieux et de ces actions, et les arts qui leur apportaient grâce, couleur et dignité. La peinture et la sculpture formaient un tout organique  avec l’architecture, (…). Même à Athènes il était impossible de libérer de tels arts de leur enracinement dans l’expérience directe sans qu’ils perdent leur signification. » (36). Si la vérité de l’expérience est l’immédiateté (qu’on y postule), et que l’immédiateté de l’expérience est le gage de sa force, de sa valeur esthétique, alors toute médiation est  anti-vie (comme on dirait anti-social), tout ce qui vient séparer (d’une idée) de l’immédiateté est contraire à la vérité de l’expérience esthétique. En conséquence, Dewey condamne dans l’art ce qu’il perçoit comme séparation, isolement, extraction de l’expérience directe, séparation d’avec la vie. D’où cette idée que l’art est décantation, « affinage des matériaux bruts », c’est-à-dire émanation sans distinction, provenance sans coupure, mais certainement pas séparation, objet à part, isolé, objet d’une expérience spécifique. L’idée de séparation est intolérable parce qu’il semble qu’elle emporte, pour Dewey, une idée de hiérarchie, et donc d’inégalité. Ne doutons pas de la bonne foi démocratique qui anime Dewey, mais observons ce nouage très problématique entre art, séparation et inégalité. Qui dit art en tant qu’objet spécifique dit exclusion. Cette équivalence ne peut se penser que si l’on associe démocratie à communauté et séparation à hiérarchie. Il y a là probablement un problème à la fois méthodologique et idéologique. D’une part les choses peuvent être distinctes sans faire l’objet d’un ordre vertical. La classification des éléments de Mendeleiev n’est pas une hiérarchie. D’autre part l’égalité n’est pas la confusion, l’égalité n’est pas l’identité – c’est d’ailleurs toute la difficulté de l’égalité ! La seule explication à ces confusions est qu’un fantasme de communauté indistincte, un rêve naturaliste préside à cette pensée de la démocratie, sous-tendue par les modèles du chien et du sauvage.

 

3. ce que je dis
Ce résumé à la serpe ne rend certainement pas compte de la complexité du reste de la pensée de Dewey, mais là n’était pas mon objet. J’y pressens au contraire la confirmation d’une intuition que les pensées les plus rigoureusement orientées en certains domaines des sciences sociales perdent leur latin à l’approche de la question de la culture, qui a la vertu d’un pôle magnétique désorientant. Je pourrais développer à partir d’exemples pris chez Romain Rolland ou chez Gérard Noiriel, mais une autre fois, cher lecteur. On pourrait même dire que la culture est une pierre de touche théorique un peu retorse. Mais je développerai ça un autre jour.

Le préjudice de Dewey – la réserve de fond que je formulerais – est qu’il pose implicitement – il n’est pas le seul – que le peuple de l’art est le même que le peuple du politique. Peuple ici est à entendre comme vérité, comme sujet collectif qui en fonde la vérité, comme sujet idéal auquel s’ordonne la pensée de ces différents objets. Et je fais partie des gens qui pensent qu’il y a une distinction entre art et politique. Cela ne veut absolument pas dire que l’on penserait la politique pour telle ou telle population, et qu’un artiste ou un programmateur penserait son activité à l’adresse de tel ou tel autre groupe social. Absolument pas. Cela signifie que la pensée du peuple ne peut procéder des mêmes modalités dans le cas du politique et dans le cas de la culture.

La position que je tente de défendre et de déplier, est 1) que le sujet de la politique, là où doit se caler son action, doit être l’être socialement le plus démuni, le sans-part comme dit Rancière (idée qui se situe à la dite extrême-gauche, qui est le fond du socialisme historique, que l’on trouve formulée chez des gens comme Badiou, Rancière ou Zizek). 2) En revanche, poser dans la continuité de cette idée que le peuple de la culture, c’est-à-dire le sujet abstrait auquel s’adresse la politique de la culture, devrait être le même que celui de la politique, me semble être l’erreur majeure de toute la pensée de la culture au sein d’une certaine gauche aujourd’hui (proposition que l’on taxe, en conséquence mais à tort, de réactionnaire). Là où ma pensée de la culture est complexe est qu’elle articule deux propositions que, de droite ou de gauche, on peut juger comme incompatibles : 1) oui, l’éthique de la politique se joue à casser la naturalisation de la domination + 2) non, le meilleur de l’art n’est pas la pratique du macramé dans les quartiers pauvres. Autrement dit, pour parler comme Badiou, je pose que l’art et la politique procèdent de régimes de vérité distincts. La première proposition est un scud contre la droite – au-delà de ses étiquettes de partis - , la seconde est impensable pour les tenants actuels d’une culture « de gauche ». L’immense difficulté de la culture comme politique est qu’historiquement, elle n’a jamais été l’objet de la droite, et que les gens de gauche sont, pour des raisons de rémanence politique, inaptes à la penser, actuellement du moins. Pour le dire autrement, faire de l’art la cible d’une lutte des classes émasculée de son idéologie est le grand fourvoiement de la gauche culturelle actuelle. Oui, la défense de l’égalité politique peut aller de pair avec la revendication de l’importance de l’art, de son statut singulier et éventuellement privilégié au regard des objets qui n’en sont pas.

Ce qui est insupportable, psychiquement, pour Dewey et ses lecteurs fervents, c’est l’idée de la séparation. Elle est intolérable à l’endroit où l’on fantasme le peuple comme communauté indistincte, fusionnelle. Là où finalement toute pensée du peuple se dénonce comme fasciste, en son sens historique. C’est l’enjeu, il me semble, de la réappropriation de l’anthropologie culturelle au service de discours sur la culture qui posent implicitement que l’art est anti-démocratique, se fondant sur des représentations totalement imaginaires de communautés dites primitives, plus proches d’Avatar que de Levi-Strauss (Avatar, James Cameron, 2009). Ce motif de la culture comme défense d’une communauté indistincte se manifeste sous la double forme de la défense des pratiques qui alimentent cette représentation et de la condamnation de celles qui semblent la contrarier : défense du relativisme contre l’universalisme culturel, développement des pratiques plutôt que du rapport aux œuvres, malaise avec la notion même d’œuvre, abandon de la notion d’exigence au profit de celle de la participation, insupportabilité de l’énigme artistique ressentie comme mépris de classe. On voit ce qu’il peut y avoir de fantasme du populaire comme bon sauvage là-dedans – on est à l’endroit exact du discours du film Intouchables (Eric Toledano, Olivier Nakache, 2011), dans lequel la vérité est du côté du bon sens du petit peuple. Le tout sous une sauce de bons sentiments qui fait passer les défenseurs de la notion d’art pour de vilains aristocrates, pervertis et dénaturés. Art et argent forment ainsi les deux facteurs, strictement associés, de la dégénérescence culturelle contre laquelle il faut jouer la carte d’un populaire imaginaire dont l’innocence, c’est-à-dire l’ignorance, pour ne pas dire la connerie, est gage de pureté. C’est peu dire que cette pensée alimente le populisme et l’anti-intellectualisme de l’extrême-droite actuelle (je ne m’encombre toujours pas de l’illusoire découpage des étiquettes des partis politiques, je m’en tiens aux discours).

 

4. post scriptum
Un scrupule me retient encore, comme une dernière question à Dewey. Un scrupule qui a trait à la possibilité de lire Dewey autrement, de lire Dewey comme Whitman. Y aurait-il chez Dewey du vitalisme américain du tournant du XIXème et du premier XXème siècle, lui qui cite Coleridge qui fut un des pères lointains de cette poésie moderniste américaine ? Pourrait-on lire Dewey avec Emerson, Ralph Waldo Emerson qui disait dans le cadre de conférences à Harvard aussi, cent ans avant Dewey, dans les années 1840 : « Je ne me soucie pas du grandiose, du lointain ou du romantique. Pas de ce qui se passe en Arabie ou en Italie, de l’art grec ou des troubadours provençaux. J’embrasse le commun, j’explore le familier et le bas et je m’incline devant eux. » (2). Le poète Walt Whitman (1819-1892) aussi se réclame de la nature et d’une Amérique qui en serait le vivant poème. A cette différence de taille près, que dans la panoplie des illustrations de Dewey – promoteur de l’expérience, son argumentaire se doit de recourir majoritairement à l’exemplum – ne se trouvent que des choses propres, lisses, un peu infantiles : la voiture des pompiers, un joueur de ballon, une ménagère et ses plantes, un homme qui tisonne son feu, le mécanicien, les fleurs, les sommets des montagnes, le bon toutou qui bat de la queue quand il voit son maître, etc. A l’exception de l’image des « travailleurs sur des poutrelles », qui fait sans doute référence à la célèbre photo de Charles Ebbets des ouvriers déjeunant au sommet du Rockfeller Center en construction, prise en 1932 (entre la conférence de 1931 et le texte remanié pour publication de 1934), tout relève d’une imagerie saint-sulpicienne bien mièvre, que d’aucuns s’emploieraient au contraire à décrire pour mieux en révéler les horreurs secrètes (par exemple l’ouverture de Blue Velvet (David Lynch, 1986), qui se joue très exactement de cette mythologie de l’Amérique). Certes, les conférences d’Harvard de Dewey sont contemporaines du boom des studios de Walt Disney, mais quand même... On a affaire à une « nature » singulièrement aseptisée. La « nature » convoquée par Whitman, et qui s’adosse à une pensée de l’Amérique tout aussi volontairement démocrate que celle de Dewey, est autrement plus totalisante, excessive, prosaïque, féroce et sale, vulgaire, inassimilable en quelque sorte. Voilà précisément une pensée du populaire moins facile intellectuellement, moins confortable. Ce n’est pas une Amérique de calendrier des Postes, c’est un peuple de prostituées, d’aliénés, de cadavres découpés, d’opiomanes, d’esclaves, c’est un populaire qui n’est pas le produit d’un déni de la violence, mais qui est célébré dans toute l’étendue de sa réalité. C’est ainsi une autre façon de formuler ma réserve à l’égard de la pensée de Dewey, et globalement à l’égard des discours qui hypostasient le populaire, plus exactement pour lesquels le populaire est le produit d’une sacralisation de classe.

Lecteur, j’espère que cette pérégrination numéro deux t’aura intéressé, que tu me suivras dans le troisième et dernier chapitre de ces « vicissitudes du populaire » qui paraîtront bientôt et que je me plais à te présenter.
Amitié,
diane

 

notes

(1) « Déjeuner sur l’herbe », France Culture, 3 août 2010.
(2)  Je renvoie au beau chapitre que Jacques Rancière consacre à Leaves of grass, « Le poète du monde nouveau », Aisthésis, Galilée, 2011, p. 79 et suiv.