Du méfait des assignations identitaires
« Lorsqu'on me demande ce que je suis « au fin fond de moi-même », cela suppose qu'il y a, « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste – sa trajectoire d'homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme – ne comptait pour rien. Et lorsqu'on incite nos contemporains à « affirmer leur identité » comme on le fait si souvent aujourd'hui, ce qu'on leur dit par là c'est qu'ils doivent retrouver au fond d'eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique, et la brandir fièrement à la face des autres. » […]
« L'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit pas par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n'ai pas plusieurs identités, j'en ai une seule faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre. » Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, 1998
Les mutations récentes de la société remettent en question les mécanismes traditionnels de l’intégration des individus. Du fait de l’évolution de l’organisation du travail (flexibilité, réduction du temps de travail, contractualisation...) et de ses conséquences (chômage et sous-emploi, mobilité, diminution des collectifs de travail, précarité, exclusion, etc.), sa capacité à remplir aujourd’hui son rôle d'intégrateur social s’en trouve modifiée. La famille est également un lieu de transformations majeures. Elle ne se définit plus aujourd’hui comme un groupe a priori mais comme un réseau qui se dessine et se recompose tout au long de la vie. Ces transformations s’accompagnent d’un déclin apparent des idéologies, d’une diminution de la pratique religieuse et de l’engagement politique ou syndical. Aujourd’hui, l’action citoyenne se manifeste davantage sur un mode protestataire et s’exprime par de nouvelles formes d’engagement et de participation, plus ponctuelles et mouvantes. Cette évolution des modes de socialisation induit inévitablement des changements dans les constructions des identités sociales. Elle conduit à la diversification des trajectoires individuelles, plus fréquemment marquées qu’autrefois par des ruptures et des ajustements successifs susceptibles de remettre en question les liens sociaux préalablement établis.
L’appartenance à une catégorie sociale, à un groupe politique ou religieux, ne semble plus suffire aujourd’hui à décrire l’attachement de l’individu à la société ni à fournir les bases de son individualisation.
Tout comme les parcours familiaux et professionnels, les parcours géographiques sont de plus en plus complexes. Les mobilités géographiques se sont considérablement modifiées au cours des dernières décennies et le rapport des individus au territoire, leur inscription spatiale, s’en trouve transformé et se pense de plus en plus au pluriel. Paradoxalement, la tendance à l’uniformisation qui résulte de la mondialisation des échanges s’accompagne d’une résurgence des identités locales ou régionales. Mais celles-ci sont également imprégnées de ces échanges : la pluralité culturelle que ces derniers construisent concerne tout le monde, les migrants et les autres, les espaces sociaux d’immigration et d’émigration. Le lieu de naissance et la nationalité sont insuffisants pour saisir le lien entre les individus et leur attachement à un territoire. Pour des populations de plus en plus mobiles à l’échelle internationale, le sentiment d’appartenance se décline sous des formes extrêmement variées. Entre les personnes qui déclarent ne se sentir ni de leur lieu d’origine ni de leur lieu de vie et celles qui se déclarent à la fois du lieu d’origine et du territoire d’accueil, on observe de plus en plus d’appartenances fragmentées ou recomposées qui se constituent en un tout, une multi-appartenance à laquelle seul l’individu peut donner sens et qui constitue un reflet de son intégration : son identité.
Face à cette complexité des appartenances, des origines et des parcours individuels, on observe une volonté simplificatrice de la part des acteurs sociaux et politiques de désigner cette diversité. Le fait de renvoyer le plus souvent les personnes à leurs seules origines géographiques, sinon raciales, occulte d’autres modes d’identification qui sont pourtant très présents pour les individus tels que leurs parcours géographique et social, leurs relations familiales et amicales, leur inscription professionnelle, leurs loisirs et passions, etc. Ce dernier constat s’appuie sur les résultats d’une enquête nationale sur les « Histoires de vie » (Ined, Insee, 2003 – 8000 personnes interrogées) et d’entretiens menés dans différentes régions de France. Il nous invite à relativiser la place des soi-disant déterminants de l’identité qui sont imposés, voire assignés, aux individus de l’extérieur, en fonction des apparences.
La position de Brecht – qui dans le prologue de Têtes rondes et têtes pointues affirme que la différence entre les pauvres et les riches demeure incontournable – loin d’être obsolète, garde à mon sens toute sa pertinence. Dans une société où, bien plus que la diversité culturelle, ce sont toujours les inégalités sociales qui fondent une différence significative entre les individus et dressent entre eux des barrières. Ce sont celles-ci qu’il est nécessaire de combattre.
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