Pourquoi la destruction du service public de l'art et de la culture se fait-elle dans un silence général?
Et pourquoi cette question que je n’attendais plus ? Qu’ai-je à dire, moi qui n’ai défendu ni le service public de la poste, ni le service public de la santé, ni même celui de l’éducation, tout autant assaillis. J’y crois pourtant aux valeurs d’égalité d’accès, d’humanité, de solidarité contre la domination, le marché, la libre concurrence, le fric pour le fric.
Mais quand on attaque «mon» service public, alors là… J’ai signé tous les appels et même l’Appel des appels ! J’ai manifesté, en mars et en mai. Nous étions une poignée, remontant les avenues parisiennes, tel un convoi mortuaire muet comptant ses absents, déjà défaits devant des passants indifférents. J’y crois aux vertus de l’esprit, de l’imaginaire, contre la «realpolitik», la libérale liberté, l’uniformité, l’ordre imposé, la performativité. J’y crois encore à «l’impossible absence» des lieux d’art avec qui j’ai grandi, qui m’ont construite. Et pourtant, et voilà. Hugo, Zola, Malraux ne sont plus là. Pas une voix forte ne s’élève. Et alors que j’accepte l’invitation qui m’est faite de m’interroger sur ce silence assourdissant, je rumine, je ratiocine. Colère.
Je voudrais comprendre l’indifférence médiatique, cette communauté à laquelle j’appartiens. Je ne veux plus entendre les vertus du tourisme culturel et de l’attractivité de l’art pour le monde de l’entreprise. Je ne veux plus subir les cris outragés de ceux qui hurlent quand les moyens manquent, seulement quand les moyens manquent. Je ne veux pas oublier que l’Éducation populaire a été immolée sur le bûcher des vanités créatrices. Et je me demande à quelle communauté en appeler, quand en notre propre sein, l’individualisme et le corporatisme dominent. Bien sûr, pas partout, pas toujours. Et puis, dans notre vaisseau sinistré, nous ne sommes pas seuls. Soumis que nous sommes, comme tous les services publics à des «évolutions» aberrantes qui conjuguent objectifs et performance, moyens et fréquentation. Vieille antienne capitaliste. Un monde où les valeurs d’intérêt général fondent aussi vite que la calotte glaciaire. Un monde mondialisé, globalisé, où les flux économiques virtuels ont assassiné le travail, où les masses ont remplacé les individus, où la consommation a dissout l’expérience et le singulier. Où la valse des centaines de milliards perdus, empruntés, prêtés au marché tient lieu de pouls politique. Un monde en crise, désenchanté, auquel je ne comprends rien.
Comment ne pas mourir de cette vérité-là ? Quelles sont ma place et ma part dans ce commun, dans ce «partage du sensible» défini par Jacques Rancière ? Je veux être à l’endroit de l’art, cette position dont le même Rancière – philosophe à la pensée souvent trop simplifiée –, disait : «Certains souhaitent que l’art inscrive sous une forme indélébile la mémoire des horreurs du siècle. D’autres veulent qu’il aide les hommes d’aujourd’hui à se comprendre dans la diversité de leurs cultures. D’autres encore nous expliquent que l’art aujourd’hui produit – ou doit produire – non plus des oeuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations sociales pour tous. Mais l’art ne travaille pas pour rendre les contemporains responsables à l’égard du passé ou pour construire des rapports meilleurs entre les différentes communautés. Il est un exercice de cette responsabilité ou de cette construction. (…) Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des formes effectives de communauté : des communautés entre objets et images, entre visages et paroles, qui tissent des rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et un lieu d’exposition. Ces communautés n’assemblent qu’au prix de séparer, ne rapprochent qu’au prix de créer de la distance. Mais séparer, créer de la distance, c’est aussi mettre les mots et les images dans une communauté plus large des actes de pensée et de création, de parole et d’écoute qui s’appellent et se répondent. Ce n’est pas développer des bons sentiments chez les spectateurs, c’est les convier à entrer dans le processus continué de création de ces communautés sensibles.» (revue Multitudes, 2007)
En présentant un aspect du réel déformé, amplifié ou en le révélant, l’art produit du dissensus qui appelle d’autres découpages, d’autres manières d’appréhender le monde. Mais pour qu’il nous concerne tous, il doit affirmer sa valeur émancipatrice, c’est-à-dire postuler d’une égalité et non pas entériner qu’il devrait lutter contre les inégalités et reproduire en cela le discours dominant. Un service public refondé est à même de représenter ce combat en privilégiant l’accès de tous, l’expérience contre la masse pour redistribuer les parts du pensable et du possible, reconfigurer l’espace et la place de chacun. Je n’ai pas répondu à la question posée, je ne peux parler qu’en mon nom, en ma place. Mais c’est vous que je cherche.
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