La Bottega
Les Italiens ont longtemps eu un joli mot pour désigner l’endroit où travaillaient les peintres : la bottega. La bottega, c’était tout à la fois la boutique, l’atelier, le laboratoire, le lieu de toutes les expérimentations – et c’était un lieu collectif, où se croisaient, en cohabitant et en collaborant ensemble, les maestri et leurs disciples, les apprentis, les visiteurs, les commanditaires, les enfants du voisinage et les chiens de la maisonnée.
La bottega, c’est en réalité ce qui, jusqu’aux premières lueurs de la modernité, a continué à apparenter les artisans et les artistes : l’idée que rien n’existe dans l’art qui ne soit produit par un savant mélange de manualité et d’inspiration, d’expérience acquise et d’expérimentation risquée ; qu’il n’existe pas d’invention qui ne soit avant toute chose travail sur la matière, et que c’est précisément dans cette matérialité-là que s’ancrent tous les imaginaires et toutes les inventions ; et surtout, que l’expérience artistique est très souvent une expérience de partage, une circulation – des corps, des histoires, des âges et des expériences, des gestes et des langages, des savoirs et des tentatives –, bref : une histoire de commun.
Depuis, la bottega a cédé la place aux ateliers ; l’expérimentation collective s’est faite de plus en plus individuelle et biographique, comme si, à la singularité d’une oeuvre, devait nécessairement correspondre celle d’une personne à l’exclusion de toutes les autres ; et on a substitué à la création – cet artisanat qui trouvait ses marques dans un espace qui tenait à la fois du négoce et du champ de bataille, où les règles s’inventaient en même temps que les gestes qui leur étaient soumis, et où chacun pouvait immédiatement voir, toucher, sentir – la figure plus élégante de la culture.
Cette minuscule histoire de la disparition d’un mot comme celui de bottega permet peut-être aujourd’hui de réfléchir un peu à ce qui est arrivé au monde de la création.
On a voulu nous faire croire qu’il fallait défendre l’art des trivialités qui le menaçaient : surtout, ne jamais parler des cuisines, des recettes, des processus de fabrication d’une oeuvre d’art ; ne pas mentionner les essais, les ratés, la sueur et, bien souvent, la joie ; ne pas parler d’argent (on le sait, les artistes sont au-dessus de cela) ; isoler l’artiste dans sa sphère de cristal, le faire sentir un autre, et faire en sorte aussi, dans un jeu de miroir pervers, que le public se sente lui-même étranger à l’univers de l’art ; mais en même temps proclamer partout la volonté de démocratiser l’art, de l’abaisser au niveau des yeux trop pâles du commun des mortels ; remplacer le mot art par le mot culture, le redécorer en fonction des concepts qui comptent désormais : tendance, mood, esthétique, choc, audience, succès ; et, pour finir d’être cohérent avec soi-même, dire aussi que rien ne doit lier l’artiste aux vulgarités bassement matérielles de la politique, et que tout doit au contraire contribuer à préserver son indépendance à l’égard des aléas de la vie réelle – couper les fonds publics, présenter ce désengagement de l’État comme un hommage à la liberté des hommes et des femmes qui « travaillent pour la culture », vanter la générosité de ce retrait, le travestir sous des airs de de componction et de respect.
Aujourd’hui, il faudrait donc avoir abandonné l’art pour donner dans la culture, accepter ce destin de solitude et d’individualisation qui nous assure d’être réellement considérés comme des artistes ; ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir, ne pas travailler, ne pas avoir besoin d’argent pour inventer des projets – on le sait, les « cultureux » sont des êtres exceptionnels : la vie matérielle est si loin de leur monde intérieur… – ; et, parallèlement à cela, il faudrait cependant faire de la vulgarisation le mètre de sa propre activité, non seulement en rivalisant avec la culture télévisée, mais en en empruntant le langage, les couleurs et la (faible) saveur. Il faudrait remercier l’État d’avoir abandonné ce qui représentait pourtant la fabrique inventive et foisonnante d’horizons et d’imaginaires sociaux, de représentations et de langages ; il faudrait saluer ce geste si noble qui consiste à remettre dans les mains du privé et de sa concurrence ce qui ne saurait être dépendant d’un pouvoir public – et que l’on n’hésite pas, du même coup, à faire rentrer dans la grande arène des nouvelles cultures en lice pour s’approprier le « temps de cerveau disponible » si cher à certains.
Nous ne sommes pas d’accord. Nous ne voulons pas faire de la culture comme on fait « du social », « de la sécurité » ou « de l’éducatif ». Et d’ailleurs, nous ne voulons pas non plus faire « du social », « de la sécurité » ou « de l’éducatif ». Nous voulons apprendre et faire apprendre, donner envie, faire rêver et réfléchir, ouvrir les fenêtres, rendre le monde plus complexe, offrir les mondes les plus pointus, les plus étranges, les plus nouveaux, les plus émouvants, au plus grand nombre. Le théâtre, c’est de l’art. Nous ne voulons pas le vulgariser, nous voulons le divulguer. Nous ne voulons pas nier la matérialité des processus créatifs, nous voulons au contraire en ouvrir tout grand les portes et montrer à tous là où s’invente et s’expérimente la nouveauté. Nous voulons à nouveau des botteghe : des lieux ouverts où tous pourraient entrer, où les gestes artistiques seraient visibles de tous, où l’élaboration serait à nouveau collective, où il s’agirait à la fois d’apprentissage, de partage, d’invention et de production, de circulation et d’échange.
Nous voulons que l’État permette financièrement ces lieux de liberté : non pas que le théâtre doive devenir pour cela un théâtre d’État, servant ainsi les objectifs et les discours d’un gouvernement, mais au contraire parce que c’est à l’État de financer l’indépendance de ce qui ne lui appartient pas, parce que c’est en cela que réside le fonctionnement de la démocratie ; nous voulons que l’État soit la condition de possibilité de ce qui a pour destin de lui échapper, parce que l’invention des hommes est – comme le soleil et comme l’air, comme les océans et comme notre histoire – patrimoine commun. Nous demandons au public de garantir la production du commun.
C’est au nom de ce commun qu’il faut exiger le financement public de la création ; c’est parce que l’art est un processus d’innovation du réel qui est de tous que nous sommes en droit de demander le financement et la permanence des conditions matérielles du travail de la création ; c’est parce que nous avons tous droit à ouvrir les portes de la bottega de l’artiste que nous demandons à l’État de permettre la redistribution générale de la production artistique ; c’est parce que le commun n’appartient à personne – pas même à l’État –, et que l’art est ressource commune, que nous demandons la garantie de son accessibilité pour tous.
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