Eddy Pallaro
Comment dire ? Il m'arrive souvent d'être en désaccord profond avec le monde, et sa marche forcée. Je ne me reconnais pas dans certaines lois qui le régissent : l'économie à tout crin, la productivité, l'affirmation de soi à outrance, la manipulation des gens au nom d'intérêts particuliers, la surconsommation et l'accumulation d'objets, la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns. Je trouve qu'au milieu de tout cela, on oublie trop souvent l'humain. Ce qui le définit et ce qu'il est. Sa présence. Sa fragilité. Sa beauté. Derrière de nombreux actes, il y a trop souvent la volonté de l'instrumentaliser, de l'affadir, de l’amoindrir, de le réduire, d'en faire un objet. Et je me sens moi-même parfois pris dans cette nasse. Le sentiment le plus terrible qui peut advenir alors est celui de la fatalité. Le monde est tel qu'il est. Nous n'y pouvons rien.
Il faut l'accepter.
Pour que ce sentiment ne soit pas trop fort, j'allume mon ordinateur, je prends un crayon, une feuille de papier, et je commence à écrire. Je tente de reconstruire un espace d'humanité. Un espace où je peux porter une attention extrême aux femmes et aux hommes.
Une attention proche de celle que je porte aux personnes que j'aime. La même attention extrême que j'ai pour la nature, ou les gens que je regarde dans la rue.
Dans cette course effrénée du monde contre la peur du vide et de la mort, je ne veux pas m'oublier, emporté par la cadence. Écrire devient alors un moyen de résistance, qui me permet de vivre intensément chaque seconde, et de ralentir au maximum, pour mieux voir, mieux sentir, mieux entendre, et transcrire.
J'écris pour me donner du large. C'est une façon de m'approcher de la réalité et en même temps de la tenir à distance. Je fais des arrêts sur image. J'entre dans une image et je la détaille. J'indique sa profondeur de champ, sa lumière, l'échelle de son plan. Je détaille les paysages et les personnages. Ensuite, j'entre dans un mot, une phrase, et je tisse des liens, une histoire, des relations. Le tableau apparaît, lentement.
Et j'attends quelqu'un pour le mettre en mouvement.
L'intérêt et le désir que susciteront mes pièces restent toujours, pour moi, la plus grande inconnue. Je suis toujours stupéfait que quelques lignes écrites dans la solitude d'une chambre, en France où à l'autre bout du monde, puissent au bout du compte intéresser un éditeur, un metteur en scène, des directeurs de théâtre, des lecteurs et des spectateurs. Qu'un acte si primaire et si simple, quelques signes sur une feuille blanche, puisse donner naissance à une représentation de théâtre, partagée par le plus grand nombre, est un processus que je trouve totalement fou et merveilleux. Parce qu’il est à chaque fois incontrôlable, inattendu, inespéré, et mystérieux.
Pour que ce processus aille à son terme, j'ai la chance de faire de belles rencontres. Des rencontres qui comptent. Des liens se tissent, fortement. Je ne sais pas trop pour quelles raisons.
Je pourrais faire des suppositions, émettre des hypothèses, mais il vaut mieux ne pas trop en dire, car on se trompe souvent. Je poursuis avec certaines personnes une conversation entamée depuis longtemps.
Nous laissons vivre cet échange, car il continue à nous apprendre et nous invite à construire.
Le théâtre a été pour moi, à un moment de ma vie, une révélation.
J'étais enfin d'accord avec la façon dont on me proposait d'appréhender le monde.
Cette passion, aujourd'hui, est quelquefois soumise à de rudes tensions.
Mais elle continue à se développer et à s'inscrire en moi, car elle reste un des motifs qui donnent le plus de sens à mon existence.
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