Leslie Kaplan
Pourquoi elles sont deux ?
Pourquoi la télévision ?
Et les animaux ? Pourquoi les animaux ?
Pourquoi elles parlent anglais ?
Et pourquoi elles rêvent tout le temps ? Oui, pourquoi les rêves ?
Déplace le ciel est une pièce sur l’amour, la recherche de l’amour, le désir et la peur de l’amour, sur la solitude et sur le monde dans lequel nous vivons, et où nous sommes confrontés à une pensée faite de clichés, une pensée télé, c’est une pièce sur la difficulté de dire son expérience sans la rabattre sur des idées reçues et du savoir acquis, c’est une pièce sur le désir de découverte, de nouveau, de départ et de changement, c’est une pièce sur les rêves et le rêve.
Au théâtre, les mots peuvent se déployer dans l’espace, prendre du volume, prendre du corps, résonner. On peut les entendre autrement, ils peuvent s’ouvrir, s’écouter sur plusieurs niveaux en même temps,
être des questions, directes ou indirectes.
La présence physique de l’autre, sur scène ou dans la salle, donne aux mots une dimension particulière, ils s’incarnent dans la personne qui les dit et en même temps, justement, cette présence peut introduire
un léger flottement, un léger tremblement, une distance.
Les mots que j’entends, est-ce qu’ils sonnent juste ou faux, est-ce que je les prends pour moi ou pas.
Qu’est-ce que je peux en faire.
Dans Déplace le ciel, deux femmes se confrontent à l’absence d’un être aimé, à une séparation qui a dû être douloureuse, elles s’y prennent de façon différente, voire antagoniste, elles évoquent l’être aimé en rêve
ou en hallucination, elles s’adressent à lui, se débattent avec lui, et ce faisant elles traversent cette séparation et repartent dans la vie, le monde. Il y a des tensions entre les deux femmes, mais il y a surtout du conflit en elles, leurs rêves et leurs hallucinations sont pleins de tensions. Et elles passent de représentations dures, pénibles, anciennes (ou inventées), traumatiques, à des représentations ouvertes, de désir.
Le mouvement, c’est ça.
Et le contexte c’est le présent, un moment où il y a une guerre entre fiction et naturalisme.
Une guerre, violente.
Aujourd’hui la fiction est dévalorisée, ce qui tient le devant de la scène c’est le « direct », « l’actu », la télé, le « c’est vrai parce que c’est moi », « c’est vrai parce que je le dis », etc. L’accent est mis sur la valeur
normative, publicitaire, des mots, le témoignage plat, le récit linéaire, le rêve fabriqué, artificiel, de la société de consommation.
Un monde sans surprise, sécurisé comme on dit, où penser c’est vérifier ce qu’on connaît déjà, à l’image des voyages organisés où on vérifie sur place ce que le guide vous a déjà expliqué.
Où est passé le plaisir de penser, le plaisir de la découverte ?
Penser, c’est mettre en rapport des choses qui apparemment n’ont pas de rapport, c’est créer des liens nouveaux, surprenants.
La fiction, on y tient, parce que c’est le langage même, la polysémie, le jeu, l’infini des possibles, l’ouvert, le risque et le rêve. Parler, dire, raconter, ce n’est pas seulement communiquer des informations.
Les mots déplacent, font passer ailleurs, ouvrent à l’inconnu.
Nous sommes faits, fabriqués par les mots, et les mots sont la peau des rêves. Ce qu’on cherche, ce sont les détails, des éclats de réel. Des détails, pas des anecdotes dépourvues de sens, mais au contraire des faisceaux de sens, des condensations où peut arriver un sens nouveau.
Comme une rencontre avec un autre qu’on ne connaît pas, animal, extra-terrestre, étranger.
Une rencontre où quelque chose se passe.
C’est ici et maintenant, dans ce cadre, sur cette scène, et on est pris, surpris, retourné.
Magie et métamorphoses, jeu de miroirs et jeu de moustaches, passages, tentatives, bricolages, inventions et constructions.
Le plaisir qu’on éprouve est comme le plaisir que peut procurer une phrase quand tout d’un coup elle s’inscrit, concrètement, dans la tête, quand c’est cette phrase-là, ces mots-là, on n’y avait pas pensé, et pourtant c’est ça, c’est exactement ça, ça correspond.
Les mots rebondissent, ils frayent des chemins, petits, légers, faits de détails, à côté des lourds discours établis, des façons de penser et de voir imposées, codées. Les mots s’adressent toujours à quelqu’un, même
quand il est absent. Et ils sont sans fin. Il n’y a pas de dernier mot.
« Déplacer le ciel » c’est changer, bouger, commencer, recommencer, faire et défaire, déjouer et jouer, et révolutionner… et c’est toujours se confronter à de « l’autre », quel qu’il soit, à l’inconnu, à l’infini, à l’ouvert. « Dieu est-il inconnu ? Est-il ouvert comme le ciel ? Je crois plutôt cela », dit Hölderlin traduit par Maurice Blanchot.
Mais c’est aussi bien, « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! »
Le rêve peut transformer la réalité, let’s go.
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