Le Couronnement d’Amanie
Dimanche 17 janvier
On monte les marches du théâtre, on se croit sur l’esplanade d’une mairie. On domine la rue, le tramway, le petit jardin d’enfants, en triangle, directement branché sur les tuyaux d’échappement.
Dans le hall on se met de côté, on se sent un peu bizarre. Le hall du théâtre se remplit, d’où viennent les gens ? D’un peu partout.
Nous, on vient du quartier du Franc- Moisin, de la halte-garderie de l’association où on a déposé les enfants. Ou bien on les a laissés chez nous, avec leur père. Il y a beaucoup de monde, ça parle un peu dans tous les sens. Les mots, les impressions vont un peu dans tous les sens, pour nous. On n’est pas habituées. Ici, chacun va un peu comme dirait Othon :
« Comme une ligne au centre, Une flamme au soleil, Un ruisseau à la mer… »
Les spectateurs habitués vont au théâtre ainsi, reviennent au théâtre ainsi. On peut imaginer que vous, acteurs, actrices, vous priez pour qu’on vienne et revienne ainsi sur les lieux de votre art : attendant tout de vous, comme de quelqu’un qu’on aime. Ainsi apparaît Othon dans votre spectacle, chantant dans la salle comme des incantations vers la scène, la chambre de son amour, le palais de Poppée.
Et nous, venant en Europe, en France, allons-nous comme une ligne au centre d’une vie meilleure ?...
En tout cas, dans l’histoire de Poppée qu’on va voir aujourd’hui (on l’a lue, on l’a étudiée un peu), Othon est malheureux, Othon est un amant éconduit, trahi. Poppée, le centre de sa vie, s’est donnée à l’empereur, à Néron.
*
C’est difficile pour nous de parler d’amour, du sentiment amoureux en langue française. Ça ne se commande pas, l’amour, mais quand on est mariée, on est mariée, c’est tout, et il s’agit d’être fidèle.
Ah oui ?
Mais toi qui nous parles d’amour, qui nous demandes de parler d’amour, dis-nous, toi, dis-nous, c’est quoi, pour toi ?
Quelque chose qui me dépasse complètement...
Qui me dérange, même.
Oui, c’est ça, dit Fatima, c’est un grand dérangement. L’amour est un grand dérangement. Et l’autre que j’aime, je l’aime, je l’aime, c’est comme une boule de neige qui roule et qui emporte, qui ramasse, agglutine tous les aspects de la personne que j’aime.
Oui, mais…
Quel rapport avec Poppée, avec cette histoire, cette musique ?
Quel rapport avec nous ?
Aucun.
Ou bien oui, tout : tout s’y rapporte peut-être.
*
Oui, mais… Octavie est stérile, et moi je suis enceinte. Fatima ? t’es enceinte, ahhhhh… Félicitations, sourires, mots doux, ça va ? On lui tourne autour, délicatement, ça va, oui, ça va, pas trop malade, pas trop de nausées, ça va, je suis heureuse. J’étais en colère à cause de la préfecture, ça fait deux semaines que j’y vais, au guichet, une femme, une femme méchante, je ne les ai pas vos papiers ! Sur un ton ! Sur le ton de Vous ne les aurez pas, vos papiers ! Vous ne les aurez jamais, vos papiers ! J’étais en colère, j’étais hors de moi, et je viens d’apprendre que je suis enceinte.
Le monde fait un tour sur lui-même. La vie est plus forte que les papiers. Voilà ce que chantent la renaissance maternelle et son sourire. Il faudrait écrire un duo pour Fatima et son bébé, tout en volutes vocales, en une musique et des voix qui s’enlaceraient dans son ventre, une musique deux en une, créature resplendissant et rejaillissant en lumière de visage – ce duo existe, Monteverdi l’a écrit, changeons juste quelques paroles...
C’est banal, mais c’est comme ça, un début heureux de grossesse.
Mais dans cette histoire, derrière cette histoire d’amour, il y a la répudiation… – Répudiation ? Non, on ne racontera pas, dans cette lettre, d’histoires comme ça, mais ça existe, chez nous, ça existe, le mot répudiation cogne le corps des femmes...
Derrière cette histoire, il y a les affaires du monde qui sont négligées par Néron. Il s’en fout, il fait, défait les lois, selon son bon plaisir, et pendant ce temps-là, le peuple vit comme il peut. Peut-être qu’il ne vit pas.
Le philosophe essaie de faire entendre raison à l’empereur, mais le philosophe va mourir, sa philosophie gêne la passion de Néron. Le pouvoir absolu de Néron. La toute-puissance de Néron. L’arbitraire lui tombe dessus, tombe sur sa raison de philosophe. C’est une des images qui restent de votre spectacle, on se souvient de la baignoire de Sénèque, on se souvient de cette masse de sable rouge qui tombe d’un seul coup dedans, et qui l’ensevelit. La raison étouffée, anéantie.
*
Le spectacle est loin maintenant, on ne s’en souvient plus très bien. On s’éloigne du théâtre, on revient dans nos vies. On s’éloigne de Rome, on revient à Saint-Denis. On apprend que Sénèque a fait un long séjour en Égypte. On apprend qu’Amanie prépare son voyage, son premier et grand retour en Égypte. Et c’est la première fois qu’au mot Égypte elle ne pleure plus. Ça y est, elle a les papiers ! Les papiers : la carte de séjour, qui lui permet de partir… Et de revenir.
C’est le Couronnement d’Amanie, « Chantons à présent, joyeusement ; sur terre et au ciel, la joie abonde. Sous tous les climats, dans tout pays, résonnent les noms d’Amanie et d’Alexandrie ! »
Se préparer aux noces là-bas, on va beaucoup se marier là-bas.
Sillonner la ville pour trouver la bonne parure, pour trouver les bons cadeaux. N’oublier personne.
Imaginer le visage des frères, leur visage à tous...
« Enfin je te vois, enfin tu m’es donné(e), Enfin je te serre, enfin je t’enlace, Je ne souffre plus, je ne meurs plus, Ô ma vie, mon trésor. »
Bien à vous et à bientôt.
De l’Association des Femmes de Franc-Moisin :
Adjera, Amanie, Ebtesam, Fatima, Ghada, Hafida, Hanane, Malika, Philippe, Sbah et Shazia.
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